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Man’ipulations

J’attise, appelle
Incante au suave
Là contre ma peau
Accrocher ce havre
Doux et chaud.
Te mesure tout du long
Et me rythme au dur
Déroule à fond
Tout contre mon cœur
Qui bat la mesure

Là au creux du chaud
Palpitant j’étrenne
Entre tes lignes
Tendres de mille vies
Le fruit de mes entrailles
Dans la chambre
De tes baisers
Ma rime a ton souffle
Et tout en complaisance
A tes manipulations

ça m’eux dits matin

Ph. Denis Olivier

L’APPROCHE

Ce

jour n’a qu’une source; est-ce trop tôt

pour avancer les lèvres,

si

je puise depuis le fond de ton nom ?

J’ai

soif de mon lot de parole, cette part

remontée avec l’amour

Patricia Castex Menier – Recueil « Chemin d’éveil » Ed. Cheyne

Et le dit m’hanche à l’arrondi, la plénitude mâle, le rire de ta voix, aussi…

J’epouse

Couché là, j’épouse
L’herbe autour
Le ciel qui me voit
L’air sans forme que moi
Le chant partout
Les oiseaux,
Le galop,
Le bruit des sabots
Toutes ces rides
dans le vent
J’épouse aussi
La ville,
Ses décombres
Les rues, la nuit
Les néons, les sirènes,
Toi qui passes ici-bas
Avec moi affamé
J’accueille ce tout
Et toi et la vie avec toi
Qui m’accueille m’épouse
Encore pour un jour
De plus

Et s’il fallait

Et s’il fallait enfreindre
Les lois de la terre

Je serai cette dent dure

Apesanteur du tant
Vivant dans l’horizon
De tous les combats
De vivre d’âmour
De baisers d’eau fraiche
Puisée à la source
De ton ventre
Et toi, tu vivras dans ma peau
Iceberg de lumière
Sur la mer de mes envies
Et aux murs de mes entrailles
Les traces de ton plaisir,
Rupestres empreintes
Où je te regarderai dans
L’envers de nos yeux

Strat’us

Couches de
Matières fisciles,
Désagrégation en ondes
Tactiles perlant
Ton dessous de peau douce
Tes dessus de ciel
De fronses dentelles
Entrelas où s’attrapent
La nage de mes envies
Grands fonds liquides
Ta bouche abesse
Dérives glissade
Espace infime et puis
Jusqu’à là, rives
Tissage délicat
De feuillage intime.
Nervures de chair
Sens dessus seve
Dessous seve
Géométrie des interstices
Strates laiteuses, vibrante quand
Je puise
Poisse tendre
Au fond
Monde sous-terrain aveugle
Que je bois
Par la voix
De tes yeux fermés

Espace

Il n’y a pas vraiment d’espace entre
Toi et moi juste
Assez pour que
glisse
Un sein,
Une main,
Un battement
Un valon à peine où s’ecoule
Une route de sel
En déroute la buée
Derivant de ta bouche à ma peau
Rien à peine quelque collines,
Montagnes calcaires éparses,
Juste de quoi laisser
Le battement de nos sexes
Vibrer dans la fusion
Du jour

Velour où
J’entends ton cœur
Rimer avec le mien

Ne bouge plus

Ecoute

Christiane Singer

(Extraits)

Ton entrée intempestive en moi, le furieux déferlement de mille vagues, les chevaux fous lâchés dans un fracas d’écume… Non, Abélard je ne me tairai pas, tu m’as suppliée maintes fois de transcender ce passé – et je me suis fait violence pour te plaire. Aujourd’hui je retourne à la source de ma vie. Ton acharnement à cogner en moi, à ébranler portes et vantaux, le bélier féroce de tes assauts répétés ! Nos cheveux s’engluent de salive et de sueur, tes dents me broient, ta langue ouvre mes plaies. Et je me retrouve de l’autre côté du rivage, démâtée, éparse au sol, toutes voiles déchirées, radieuse, au havre de tes bras. Mon sacre ! Non, je ne me tairai pas !
Et ton désir de moi ruisselle sur mes hanches, fouaille mes entrailles, multiplie en moi les espaces sertis de ma chair. Jamais je n’eusse cru que l’amphore de mon ventre recèle tant d’antres secrets qui, forcés, révèlent encore, dans un déclic suave, d’autres antres, d’autres encore. Et plus avant où tu pénètres, tous ces mois où nous ne fîmes que nous aimer, plus se multiplient les profondeurs dont je suis le vigile. Parfois, quand je marche dans les rues, je suis bercée entière de résonances et d’échos comme le corps d’une viole dont, longtemps après que la musique a cessé, palpitent les éclisses et les ouïes. Parfois j’ose à peine respirer, et j’avance lentement, très lentement, comme une reine sous un dais brodé d’étoiles et de lances. Parfois aussi, l’espace résonne en moi comme une église – et mon émotion est si profonde que les larmes coulent jusqu’aux coins de mes lèvres sans même que m’alerte le sel sur ma langue. Parfois, de longues heures après que tu m’as aimée, je te sens remuer en moi doucement comme un passager clandestin.

***

Ce qui nous manque le plus cruellement aujourd’hui c’est la qualité du féminin. Si nous n’y prenons garde, la religion va devenir une machine à raisonner droit. Ce langage partout crissant d’anathèmes! L’Eglise a raté sa chance de rester femme : fervente, accueillante, féconde. Elle a raté sa vocation d’Épouse du Christ. Le Cantique des Cantiques, tu l’as lu en prophète, Bernard de Clairvaux, moi je l’ai lu en amante!
En rejetant les femmes et l’amour, vous avez rejeté hors de vos institutions et de vous-mêmes la qualité du féminin. Et toute violence a sa source dans cette violence que vous avez fait subir à vous-mêmes.

J’appelle féminin cette qualité que la femme réveille au creux de l’homme, cette corde qui vibre à son approche. J’appelle féminin le pardon des offenses, le geste de rengainer l’épée lorsque l’adversaire est au sol, l’émotion qu’il y a à s’incliner. J’appelle féminin l’oreille tendue vers l’au-delà des mots, l’attention qui flotte à la rencontre du sens, le palpe et l’enrobe. J’appelle féminin l’instinct qui au-delà des opinions et des factions flaire le rêve commun.

(Une passion : entre ciel et chair)

Le sens de la souffrance, c’est de traverser. Nous vivons dans une époque tellement poltronne qui nous protège, qui nous apprend surtout à ne pas souffrir, à rester en surface, à ne pas entrer dans les choses. (…) La passion nous offre une chance de traverser le mur des apparences. (…) On a tout à fait tort quand on dit que l’amour est aveugle. Je crois qu’il faudrait dire bien davantage que l’amour est visionnaire, c’est-à-dire qu’il voit dans l’être aimé la divinité qui l’habite.

***

Oui, les enfants chambardent nos existences. Le malheur veut que nous nous chargions de leur éducation au lieu de les laisser faire la nôtre. Et tout le malheur vient de là.

***

Il y a quelques semaines, un ami viennois de quatre-vingts ans, qui avait participé à la résistance en Autriche, me racontait que le jour où Hitler tenait au Heldenplatz son fameux discours, toute la ville déferlait vers cette place, et lui, seul, jeune homme, montait en sens inverse la Mariahieferstrasse, se rendant à une réunion de résistants. Et il me racontait que, seul à remonter le courant de toute une foule, il se disait : « Mais tu ne peux pas avoir raison contre tous. Ce n’est pas possible. Tu ne peux pas être seul à avoir raison. » Et, au fond de lui, une voix lui disait : « Mais oui, tu peux »

***

Ainsi les représentations que nous avons de l’amour nous séparent-elles de l’amour.

***

– Lève-toi ! Marche ! Debout !
– Mais je suis déjà debout !
– Non, mets-toi encore debout dans ce que tu crois être debout! Ouvre les yeux !
– Mais j’ai déjà les yeux ouverts !
– Ouvre les yeux dans les yeux que tu crois avoir ouverts …

***

J’ose prétendre que si en cet instant, en de multiples endroits du monde, des femmes ne s’élançaient pas vers leurs aimés, des enfants dans les bras d’une mère, d’un père, des amis l’un vers l’autre, des chevreuils vers la source, si cet élan n’était pas à chaque instant tissé de neuf qui jette l’océan à la rencontre de la terre, alors le monde cesserait aussitôt d’exister.

Car cet élan est le nerf de la création.

***

L’horreur des trahisons, l’horreur de ceux qui nous quittent. Mais personne ne nous doit rien, surtout pas ceux que nous aimons ! Ils nous ont déjà tout donné ! Ils ont réveillé en nous l’amour ! Oser dire : « Tu me dois quelque chose. L’amour que j’ai pour toi a créé des droits. J’ai des droits sur toi puisque je t’aime » Ignoble. Ignoble. Interdiction dans mon royaume. Interdiction de prise d’otage, interdiction de chantage. Changeons… entrons dans cette autre dimension. Apprenons ce qu’est l’amour. Comment y aurait-il une autre raison à l’amour que d’aimer ?

***

 un fait divers qui m’avait ébranlée. Un employé des chemins de fer était entré dans un wagon frigorifique pour le nettoyer, et la porte s’était refermée derrière lui. Et le voilà enfermé dans ce wagon frigorifique. Comme c’était un vendredi soir, il est resté tout le week-end dans ce wagon frigorifique et évidement il est mort de froid. Seulement voilà, la réfrigération n’était pas branchée et il y avait 18° dans le wagon ! A l’autopsie, son corps a montré tous les symptômes d’une mort par refroidissement. Cet homme est donc mort de la représentation qu’il avait du froid. Il est mort de son imaginaire ! C’est quelque chose d’extraordinaire ! Nous vivons et nous mourons de nos images, pas de la réalité. La réalité ne peut rien contre nous. La réalité n’a pas de pouvoir contre nous. C’est la représentation que nous en avons qui nous tue ou qui nous fait vivre. Imaginez le contraire, imaginez un employé des chemins de fer enfermé dans un wagon frigorifique branché mais qui survivrait en visualisant le soleil tout un week-end. C’est aussi possible. Bien sûr que c’est possible et c’est ce que nous avons à faire dans cette société, où nous mourons de froid, où nos cœurs meurent de froid. Le pouvoir d’aspiration du négatif est quelque chose d’extraordinaire. Un puissant aspirateur.

(Du bon usage des crises)

Aimer, c’est faire en secret ce serment :
« Je m’engage de toutes mes forces à défendre ta liberté, à ménager autour de toi l’espace qui te sera nécessaire pour croître et fleurir ! »
Et même si je dois être surpris par l’évolution de l’autre, même s’il ne devient pas celui que j’attendais qu’il soit un jour, je m’engage à respecter son devenir ! C’est le défi que je relève. Que ta volonté soit faite et non la mienne ! Osons nous laisser surprendre ! N’emprisonnons pas nos proches -ni nos enfants !- dans la représentation que nous avons d’eux. Cassons les moules dans lesquels nous nous enfermons les uns les autres.
Offrons-nous la confiance même de nous laisser errer, commettre des erreurs…
Que savons-nous du secret de nos destinées ? En devenant garant de la liberté de celui que j’aime, je lui épargne même de devoir fuir ! Rester ensemble n’est pas, comme au cimetière, une « concession perpétuelle » – c’est une offrande à renouveler chaque jour. »

***

Ne jamais oublier d’aimer exagérément : c’est la seule bonne mesure.

***

Une autre chose dangereuse et superflue en état de maladie est de penser à la maladie. Mais le plus redoutable serait de laisser à la médecine sa possession exclusive.
Il faut être clair. Lorsqu’on analyse tout scientifiquement, on a des résultats scientifiques. La science engendre la science – tautologie parfaite. Système clos que rien ne menace. On a des résultats mais pas de fruits pour autant. Pour le fruit, il faut que le un ait éclaté – il faut le deux. A l’horizon du savoir doit se joindre la verticale d’un inconnu. C’est seulement lorsque l’horizon scientifique de lucidité et de recherche rejoint la verticale du secret que le fruit peut naître.

***

Nous sommes appelés à sortir de nos cachettes de poussière, de nos retranchements de sécurité, et à accueillir en nous l’espoir fou, immodéré d’un monde neuf, infime, fragile, éblouissant.

***

L’amour n’est pas un sentiment. C’est la substance même de la création.

***

Ces mères-là qui ont créé des enfants libres parce qu’elles les aiment exagérément dès le tout début et qu’elles sauront les laisser s’éloigner quand le temps sera venu me ravissent.

***

Il est vrai que j’ai reçu un sacré don avec la naissance : celui de tout magnifier. Il ne m’a jamais tout à fait quittée et je le retrouve dans cette allégresse profonde, qui malgré tout m’habite

(Derniers fragments d’un long voyage)

C’est au vent qui l’ébouriffe, à la tempête qui le ploie
que l’érable rouge doit sa beauté».
La relation des amants trouve sa vigueur
dans le jeu des forces qui l’ébranlent.
L’«espace en devenir» qui entoure chaque être
et à l’intérieur duquel il peut grandir, se dilater,
rayonner, tâtonner, s’élancer, est sacré.
Lorsque, sous prétexte d’attachement,
on le résorbe, la vie commune se dégrade.
Par un mystère, impossible à élucider,
ce sont précisément toutes les rencontres d’une vie
qui nous font peu à peu advenir.
Chaque rencontre me livre d’une manière, tantôt une lettre,
tantôt un mot, tantôt une virgule, un blanc qui, peu à peu,
mis bout à bout vont composer le libellé d’un message
à moi seul adressé.

***

Consciemment ou inconsciemment, n’avons nous pas fait serment
de ne jamais laisser s’embourber dans l’insignifiance
cette vie qui nous a été transmise par le sacre de la naissance ?
Chaque fois que le danger rôde de la perdre en futilités, en broutilles,
chaque fois que l’anesthésie la gagne ou que l’asphyxie la plombe,
comment ne pas réagir ?
Comment ne pas courir ouvrir les portes et les vantaux ?

***

Je ne peux pas abolir ton destin, ni t’éviter épreuves et difficultés, ni enrayer tes échecs, ni provoquer ta réussite, ni entraver tes rencontres. Impossible de prendre les commandes de ta vie, de m’immiscer entre toi et ta peau, de glisser mon doigt entre ton écorce et ton aubier. Je ne peux que t’assurer de ma loyauté – ne jamais tarir le dialogue entre nous, le raviver de neuf chaque jour. Mieux encore : je ne peux que respecter l’espace dont tu as besoin pour grandir. Te mettre à l’abri de ma trop grande sollicitude, de tout envahissement de ces rhizomes souterrains que sont les discrètes et indiscrètes manipulations de l’amour.

***

Garde tes distances sans faiblir. Il n’est que l’Eros qui puisse les abolir – pour les faire renaître tout aussitôt.
Garde tes distances
Non par froideur
Garde-les par ferveur.

***

Tu iras jusqu’ici et pas plus loin.
Ici commence le royaume de l’altérité dans lequel on ne pénètre pas. Tes vagues viendront battre aux falaises et se rouler sur les plages et de ce jeu furieux et tendre vous vivrez, de ce murmure, de ce fracas, de ce mugissement qui ne cessent pas. Mais ne rêve pas de révoquer la dualité. La fusion du Deux en Un est oeuvre divine. Il n’est que l’Eros qui nous y fasse furtivement goûter. Et la mort.

***

La première de toutes les fidélités, nous la devons à la Vie qui est en nous. Cette fidélité-là, à certains moments cruciaux, peut ressembler, vue du dehors, à une infidélité.

Il y a des « appels » dans l’ordre du quotidien (un besoin de solitude – un désir de voyage, de repli, de recul, de retraite – une amitié ardente) qui signalent à l’autre :
« Tu m’as aimé pour cette vie qui m’habitait. Elle menace de tarir. Pour la faire rejaillir, je dois faire ce pas qui peut-être t’effraye ; mais je dois le faire par respect pour moi et pour toi. »
Exiger de celui qui parle ainsi qu’il fasse taire cet appel, c’est mettre en chantier la lente transformation du foyer en maison de morts.

***

Et les enfants?
Les enfants, eux, n’ont vraiment besoin que d’une chose.
Pas d’un amour braqué sur eux comme une arme blanche. Seulement de grandir dans l’orbe de l’amour d’un homme et d’une femme.

***

Le cadeau que je peux te faire, c’est de retirer de toi toute la volonté de transformation que j’y ai mise – par zèle ou par ignorance – , la retirer de toi pour la remettre où elle a sa vraie place : en moi.

***

« Non seulement je suis sûr que ce que je vais dire est faux, mais je suis sûr aussi que ce qu’on m’objectera sera faux. Et pourtant, il n’y a pas d’autre choix que de parler … »

***

Que tu aies eu une famille ou qu’elle t’ait été refusée, son pouvoir reste le même.
Célébrés ou avortés, les vieux rêves sont en nous.
Indélébiles.
Etre ensemble autour d’une table dressée.
Ensemble.
Comme autour d’un feu.
Sur chaque assiette, dans chaque verre, soigneusement roulé dans chaque rond de serviette, sel dans la salière et sucre dans le sucrier, bougie dans le chandelier, pain dans la corbeille, vin dans la carafe, partout sous toutes les apparences, dans le pli de la nappe, au bout des fourchettes, au creux des cuillères, sous la lame des couteaux, dans l’explosion de mille formes, partout, huile et vinaigre, pomme et poire dans la coupe, miettes sous la table : l’amour partagé, mangé et bu ensemble. Et dans chaque bouchée que tu portes à ta bouche, dans chaque gorgée sur la langue, une certitude : tu es aimé(e) !
Laisse-nous pleurer le plus vieux rêve, laisse-le-nous rire, laisse-le-nous grelotter, laisse-nous nous y brûler les doigts, laisse-le-nous danser et le reprendre sur les genoux, le plus vieux rêve ! Etre aimé(e). Sans raison. Sans mérite. Comme ça.
Au milieu d’eux.
Ensemble.
La famille, quand elle est vivante, elle est l’inespéré. Ce qui s’y passe n’a pas d’explication.
Non que tu sois soudain à l’intérieur de son orbe quelqu’un d’autre ; tu es le même.
Mais l’énigme est ailleurs.
Elle est dans la magie du kaléidoscope.
Au départ tu as des morceaux de verroterie de toutes les couleurs.
Puis un cylindre de carton fermé d’un côté et ouvert de l’autre sur un rond de verre. Et par l’habile disposition d’un petit miroir angulaire le long du cylindre, voilà que surgit la merveille des merveilles : cette rosace rutilante qui se fait et se défait quand tu tournes lentement l’objet entre tes doigts.
Si tu cédais à l’envie de le démonter, tu ne trouverais que des morceaux de verre coloré, un éclat de miroir, soit un petit tas de débris, rien de plus.
Ainsi la famille.
Au départ tu as des êtres tout dépareillés – petit, grand, maigre, gros, beau, moins beau, jeune, vieux – comme les morceaux de verre de toutes les couleurs.
Mais l’essentiel c’est la forme qui les recueille, le contenant, le fourreau d’une simplicité extrême qu’il faut seulement tenir dans la lumière, levé vers le ciel, pour qu’il fasse miroiter sa magie.
L’ordre est à l’amour ce que le cylindre de carton est au kaléidoscope : le support de mystère, sa condition. Sans contenant, le contenu coule au sol et se perd.

(Eloge du mariage, de l’engagement et autres folies)

Alors un livre s’est ouvert à la bonne page. Comme souvent.

***

Et si l’essentiel d’une vie consistait à accueillir l’ébranlement, la secousse, le dérangement causé par l’autre ?

***

« Au-delà du bien et du mal, du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, il y a une prairie où je t’attends. »
Voilà le royaume des femmes.

***

L’amour n’a ni bonne ni mauvaise intention. Il n’a pas d’intention du tout. Il commence là où finit tout jugement, où finit la peur.
Notre plus grande peur est la peur d’aimer. Toute souffrance a commencé par l’amour ; l’amour bafoué, renié, ignoré. L’abandon ou les cris dans une chambre d’enfant. Si c’est cette peur qui nous fait souhaiter construire un univers où nous n’aurons plus peur – où régnera une atmosphère de sécurité- , alors l’impulsion créatrice n’est pas la bonne. Si c’est la peur qui nous fait rêver d’un monde sans violence, nous y programmons aussitôt la violence.
« Qui préfère la sécurité à la liberté aura vite fait de perdre les deux. »Benjamin Franklin
Il faut sortir de l’illusion sécurisante.
L’amour, par nature, met en danger. L’amour nous emporte au large, loin des estuaires et des ports de plaisance. Il décoiffe les anxieux, les craintifs, les inquiets.

***

Dans la jeunesse, l’âme n’est pas jeune. Elle est percluse du rhumatisme des modes, plie sous les idéologies, les normes en vigueur. L’Alzheimer juvénile la ronge : l’oublie de tout ce que l’enfant savait encore sur le sens profond des choses. La jeunesse transbahute tous les préjugés qu’on lui a inculqués, les jugements féroces, les catégories assassines. Elle est souvent dure comme le monde qui l’accueille. Sa lumière est sous le boisseau.
Ce long travail de la libération de l’intelligence, ce déminage du terrain après tant d’années d’occupation étrangère sont l’œuvre de la maturité. Quand l’obligation de faire un avec sa génération n’est plus une question de survie, on peut enfin écarter les œillères, laisser venir la clarté. Comme dans les grandes forêts où l’automne, en dépouillent les branches, donne le ciel à voir.

***

Quand l’informatique est utilisée non comme instrument mais comme système global d’existence, l’heure est venue de prendre le maquis.

***

Souviens-toi, souviens-toi de l’Alliance.
Souviens-toi que tu t’es engagée, en venant sur cette terre, à prendre soin -oh, de ce que tu voudras ! – de quelques êtres et de toi-même, de quelques arbres et de quelques buissons, de quelques bêtes qui mangeront dans ta main, ou de toute une école, d’un hôpital, d’une préfecture ou d’un ministère – de toute façon, un royaume !
Tu as le choix ! La seule clause fixée, tu t’en souviens ?
La seule condition sine qua none, tu te la rappelles ?
Oui, voilà que la mémoire te revient : à condition de faire tout ce que tu feras dans une vibration d’amour.

***

L’invitation n’est pas de mélanger les différences dans une soupe immonde – one way of life -, ni d’abandonner nos visions et nos loyautés mais de les faire se frotter les unes aux autres comme silex pour qu’en jaillissent les étincellent qui éclairent la nuit du monde.

***

Mais le plus souvent le frôlement ne suffit pas : il faut l’empoignade, la promiscuité, le corps-à-corps, le frottement aux grands textes parlés, récités ou lus. Il s’agit d’aller au coeur de leur feu, jusqu’au bout d’une parole intransigeante. Même les textes sacrés appellent cette friction. C’est au papier de verre qu’il faut les traiter parce qu’ils courent, sans cela, le danger de devenir de plus en plus ternes au cours des temps.

***

Je vais tenter de donner à partager de l’ineffable.
Une phrase de Borges m’est revenue ce matin :
« Nos néants diffèrent à peine; Le fait est fortuit et sans importance, que ce soit moi le rédacteur de ces lignes ou vous le lecteur? » Combien auraient à nous transmettre l’essentiel de leur trajectoire, de leur histoire de vie, de la même manière que je tente de le faire !
Le fait est donc fortuit que ce soit moi qui parle et vous en cet instant qui m’écoutiez ou me lisiez. Mon seul souhait est qu’à certains moments, après toute une vie où je tente de capter l’indicible, j’aie la chance de vêtir de mots telle ou telle intuition qui est peut-être aussi la vôtre.

***

Il est facile de se révolter contre la réalité. Il est plus difficile de la vivre.
Aussi, je suis revenu dans le monde.
[…]
Nous sentons bien qu’il faut plonger – plonger dans le marasme, dans la souffrance, dans le chaos, dans l’injustice, dans le manque – et que c’est ce salto mortale – ce suicide – qu’on appelle l’amour.
« Je suis revenu dans le monde »…

***

Une conviction m’est acquise : toute forme de rejet de l’autre, de racisme et de xénophobie a toujours la même origine : une crasse ignorance et une atrophie de la fonction d’imagination. La curiosité intellectuelle, sensuelle et vivante est le seul puissant anticorps.

***

Car, en vérité, qui est plus étranger à l’homme que la femme et à la femme que l’homme ? Et ce problème se laisse retourner dans tous les sens selon la mode du jour. Il demeure entier. La femme est aussi étrangère à l’homme que l’homme à la femme, que le Celte au Romain et le Romain au Celte, que l’Arabe à l’Américain et l’Américain à l’Arabe, l’Irlandais à l’Anglais et l’Anglais à l’Irlandais, le Turc au Suisse, le Suisse au Turc… Et leur histoire est aussi sanglante que celle des nations. Leurs guerres aussi terribles. Eux aussi et elles aussi auront, s’ils veulent arrêter le char du diable, à passer par le chas de l’aiguille : le respect réciproque.
L’autre est – et demeure – terre inconnue.

***

il existe une question qui, lorsqu’on la pose sérieusement, donne le vertige : qu’as-tu que tu n’aies pas reçu en don ?

***

Laisser un enfant, en guise de vraie vie, presser des boutons, avant de lui avoir appris à danser, courir, sauter, dessiner, palper la terre, la boue, le sable, la glaise, voyager du doigt sur un globe terrestre assis sur les genoux de son père, que sais-je encore… c’est le traiter comme certains chercheurs traitent les rats dans leurs cages d’expérimentation : à ceux qui ont pressé le bon bouton, une boulette de hachis.

***

Un fluide insaisissable coule d’une génération à l’autre.
Lorsque nous développons nos antennes et apprenons à déceler partout la trace d’autres passants, d’autres humains vivants ou morts, alors notre façon d’être au monde se dilate et s’agrandit.
Je suis le témoin de la scène suivante :
Un ami de longue date, Richard Baker Roshi, héritier dharma de Suzuki Roshi, et sa fille de trois ans sont installés à la table du petit déjeuner chez nous. Sophie commence avec son couteau à rayer la table. Et grâce à ce geste qui ne m’as guère enchantée, voilà que j’assiste à une leçon de transmission.
Le père arrête avec douceur la petite main.
« Halte, Sophie, à qui est cette table ? »
Alors la petite fille boudeuse :
« Je sais ! A Christiane.
– Non, mais avant Christiane !… Elle est ancienne cette table, n’est-ce pas ? D’autres ont déjeuné là…
– Oui, les parents, les grands-parents, les….
– … Mais ce n’est pas tout !…. Avant encore ?…
Elle a appartenu à l’ébéniste qui en avait acquis le bois. Mais d’où venait-il ce bois ?… Oui, d’un arbre qu’avait abattu le bûcheron… mais l’arbre, à qui appartenait-il ?… A la forêt qui l’a protégé… Oui… et à la terre qui l’a nourri… à l’air, à la lumière, à l’univers entier… !
… Et puis, Sophie, elle appartient à d’autres… la table… à ceux qui ne sont pas encore nés et qui viendront après nous… ici même quand nous seront partis et quand nous serons morts. »
Un cercle après l’autre se forme, comme après le jet d’une pierre dans un étang.
Et les yeux de Sophie aussi s’agrandissent, se dilatent.

L’hommage aux origines. Ainsi commence tout processus d’humanisation.

***

Quand nous entrons en amour, toutes les catastrophes nous guettent. Pourquoi ? Parce que nous nous leurrons. Nous croyons que l’amour vient de nous être octroyé par la personne que nous aimons – et que cette personne détient l’amour. Or l’amour n’est aux mains de personne. Ni entre mes mains, ni entre les siennes. Il est entre nous. Il est ce qui, entre nous, s’est tissé depuis notre première rencontre, ce que l’espace insaisissable entre nous a engendré et continue d’engendrer d’instant en instant. Une oeuvre fluide et perfectible à l’infini.

(N’oublie pas les chevaux écumants du passé)

La suite , très vite, demain, je t’aime âme-Our