1872-1952
La Joconde
Femme, il est un serpent blotti dans ton sourire,
Un philtre meurtrier glissé dans tes doux yeux.
Et ta bouche troublante en aurait trop à dire
Si tu n’étais fantôme, au cœur silencieux.
Dans l’immobilité, tu vis, plus que la Vie,
Il plane un charme intense autour de ton front pur.
O sphinx hallucinant qui pense et qui défie,
Fleur au parfum mortel éclose sous l’azur.
Ta robe au ton nocturne et ta main compassée
Sous un calme perfide ont aussi leur pensée
Et ta beauté recèle un insolent mépris.
En vain je t’interroge, ô ma sœur inconnue,
Car le maître a placé son rêve dans la nue
Et nul ne pourrait dire à quel dieu tu souris.
Palette de sonnets.
La paille
Quand le soleil d’été se découvre, émergeant
Du soyeux reposoir que font les brumes floches,
Quand l’angélus chanteur va réveiller les cloches,
Les blés décolorés sont en paille d’argent.
Avec douze chevaux, midi, criant la faim.
Galope dans les champs que sa face irradie,
Au feu jaune volant de sa torche brandie.
Les blés chauds, rallumés, sont en paille d’or fin.
Quand la pourpre grandit, dans le jour décroissant.
Que le soir pâmé tremble, et que les vapeurs bougent.
On voit, dans le couchant, frémir leurs ondes rouges;
Les blés incendiés sont en paille de sang.
Et par les claires nuits que la lune consacre,
Avec leur flux glacé sous son œil souriant,
Leurs épis qu’elle change en perles d’Orient,
Les blés décolorés sont en paille de nacre.
Celui qui s’en va.
le corbeau noir?
L’as-tu entendu ?
En claquant du bec, il a dit
que tout est fini,
les fossés sont froids,
la terre est mouillée. Nous n’irons plus rire et nous cacher,
dans la bonne chaleur du blé.
Le corbeau noir a dit cela,
en passant,
dans l’arbre rouge, couleur de sang.
Je t’aime
Je l’ai entendu sortir de ta bouche avec ivresse. C’est un oiseau doré qui s’est posé sur mes yeux, si doucement d’abord, et puis si lourdement que tout mon être en a
chancelé.
Et je me suis abattue dans tes bras, tes grands bras où je me sens fragile et protégée.
La parole qui promet et qui livre, la parole sacrée jailli de notre vie ardente, planait sur nos têtes dans un clair rayon. Sylvius ! te souviens-tu ?
Alors j’ai vu passer l’Heure, l’Heure unique qui nous souriait et levait dans ses mains un caillou blanc.
Sur sa tunique, une à une, lentement les roses de son front s’effeuillaient.
J’ai vu cela à travers mes paupières fermées, la joue appuyée contre ton cœur qui marque des secondes éblouis- santes, comme un balancier de rubis.
J’ai regardé ton corps debout, simple et altier comme un pilier d’ivoire, ambré comme un rayon de miel.
Je l’ai regardé, les mains croisées sur mes genoux, sans l’effleurer, dans la contemplation fervente de sa splendeur, et je l’ai aimé avec mon âme plus passionnément.
Je me sens presque craintive, dominée par ce rythme qui chante à mes sens une mystérieuse musique ; je m’exalte silencieusement devant ce poème de grâce virile, d’élégance hautaine, de victorieuse jeunesse.
O Sylvius, dis-moi que tu me donnes toute ta beauté. Dis-moi qu’elle est mienne, ta tête rayonnante imprégnée de soleil, dis-moi que tu m’abandonnes ta poitrine large où je m’étends pour sommeiller, tes hanches étroites et dures, tes genoux de marbre, tes bras qui pourraient m’écraser et tes mains si chères, où mon baiser lent se dépose au creux des paumes caressantes.
J’ai regardé tes lèvres fières qui plient sous les miennes, tes dents où mes dents se sont heurtées illuminent ton sourire, ta langue chaude m’endort, et quand je m’éveille de mon vertige, c’est pour revoir ton corps triomphant,
altier comme un pilier d’ivoire, ambré connue un rayon de miel.
Cette nuit tu as pris ma tête entre tes doigts impérieux et tu disais, les dents serrées : Ne bouge pas.
Et je me suis abandonnée, le front cerclé par la couronne ardente qui se rétrécissait.
Pourquoi n’as-tu pas enfoncé les ongles plus avant? Je n’aurais pas bougé et la douleur, venue de toi, serait entrée délicieusement dans ma chair.
Ton désir jeune et délirant peut romore mes muscles, courber mes os, me faire râler d’angoisse, je suis ta chose, Sylvius, ne laisse rien de moi, puisque ma volonté
s’en est allée à la dérive, dans l’eau attirante de tes yeux.
Et cette nuit, passive et nue, n’étais-je pas une reine sous la couronne vivante de tes doigts refermés.
Pendant cette minute inoubliable où nous nous sommes aimés plus loin que la terre, plus haut que le ciel, dans un monde resplendissant j’ai connu toutes les amours.
Un feu surnaturel les a fondues dans mion cœur, comme en un creuset dévorant.
J’ai été la mère, la sœur, l’amante; j’ai été ta chair, ton sang, ta pensée, ton âme emportée vers l’au delà, vaste et illuminé.
Ton front s’appuyait au mien ; qu’ est-il venu de ta vie vers ma vie dans cet éclair de radieuse pureté?
Dis-moi Sylvius, quel dieu puissant nous a prêté alors un moment de sa divinité.
Que mon âme murmure autour de ton âme comme une abeille autour d’un calice parfumé.
Que mon amour coule dans ton cœur, comme à travers les menthes bleues, la source innocente qui vit au soleil.
Que ma pensée soit une colombe blanche posée sur ta pensée.
Et que ta vie se referme sur ma vie, comme le cristal sur la goutte d’eau prisonnière qu’il garde depuis de milliers d’années.
Tu ne me diras pas : Non.
Souviens-toi que j’ai baisé tes lèvres, afin qu’il ne leur échappe que des paroles de douceur.
Tu ne laisseras pas monter la colère dans tes yeux.
Souviens-toi que j’ai baisé tes paupières, pour que ton regard soit une caresse sur le mien.
Tu ne lèveras pas le doigt qui me menace.
Souviens-toi que j’ai baisé tes mains, afin qu’elles ne retiennent que des gestes de tendresse.
Tu ne t’éloigneras pas de moi.
Souviens-toi que j’ai baisé tes pieds, pour qu’ils reviennent fidèles vers ma maison.
Tu fermeras ton cœur à l’amour d’autres femmes.
Souviens-toi que j’ai baisé ton cœur à travers ta poi- trine, afin qu’il soit à moi par delà le tombeau.
Je ne te dirai plus combien je t’aime, Sylvius, je ne sais plus.
Je poserai ma joue sur l’écorce du chêne, l’arbre de force et de fierté, je lui dirai : Que ta feuille s’envole pour lui porter l’orgueil de mon amour. J’irai vers le bouleau délicat qui palpite, l’arbre rêveur comme un rayon de lune, je lui dirai : Que ta feuille s’envole jusqu’à celui qui a tout mon amour, pour lui en dire la douceur.
J’irai vers l’alisier qui se dore en automne, l’arbre aux fruits précieux plus beaux que des bijoux, je lui dirai: Que ta feuille s’,envole, par elle il connaîtra l’ardeur de mon
amour. Tu feras un bouquet des frêles messagères et tu les laisseras se flétrir sur ton cœur.
Qu’y a-t-il au fond des landes tristes à la fin du jour?
Le dernier rayon du couchant, droit comme un couteau d’or.
Qu’y a-t-il sur les branches des chênes, quand l’ombre verse sa cendre fine sur les marais?
Des poules noires qui vont dormir.
Qu’y a-t-il vers les cabanes aux toits ondulés, dans le silence gris des brumes ?
Des bergers hauts sur leurs échasses, de longs troupeaux qu’on n’entend pas.
Et dans mon cœur, si lourd de ton absence, qu’y a-t-il ?
Toi, mon grand amour, toujours toi.
Le Livre pour Toi.
MARGUERITE BURNAT-PROVINS CANTIQUE D'ÉTÉ t /" PREFACE DE CAMILLE LEMONNIER PARIS BIBLIOTHÈQUE INTERNATIONALE D'ÉDITION E. SANSOT & CiE 7 & 9, rue de VEferon^ 7 & 9 MCMX TQ ■ U.d'CS PRÉFACE DE CAMILLE LEMONNIER " ye naime pas la littérature^ m écrivait- elle. " Cet écrivain^ si dédaigneux de notre métier^ avait pourtant écrit^ avec toute la passion amoureuse dont le cœur de la femme est capable^ un livre d^ absolue beauté litté- raire: Le Livre pour Toi. On pourrait dire quelle F écrivit d^une palpitation charmée de sa vie^ à travers le spasme d^un excep- tionnel amour. D'une autre quelle^ il paraîtrait témé- raire d'ainsi parler. Mais cet amour ^ elle le proclame elle-même^ de ligne en ligne^ avec r impudique orgueil d'un cœur et d'un Jlanc soumis. Elle veut qu'on sache que sa vie n'est qii amour ^ quelle l'a donnée à Sylvius et que Sylvius est^ pour elle^ toutes les formes de l'amour. Son livre est^ en effet ^ la cla- meur éperdue d'une âme dévastée et qui brûle de tous les feux du plus volcanique amour. C'est aussi le balbutiement extasié de l'amour le plus candide et qui croise les mains comme fait une vierge qui prie. Un supplice délicieux la retourne sur les grils du plus consumant désir et celui-ci^ à la fois^ a toutes les fraîcheurs de la première aspiration au don de soi-même. On la sent torturée au cratère de sa chair et de son cœur^ avec P extraordinaire bonheur de souffrir pour l'amant comme pour un dieu. Elle l'appelle^ elle lui ouvre les bras^ elle PRÉFACE II monte au bûcher ; elle voudrait mourir mille fois^ mais pour lui offrir ses agonies et^ d'une plus délirante ardeur^ renaître de ses affres et de ses larmes bienheureuses. Madame Marguerite Burnat- Provins a vraiment fait entendre quelques-uns des plus beaux cris de ce temps et de tous les temps. Le Livre pour Toi, qui est son Cantique des Cantiques^ à elle^ ajoute une strophe au chant adorable de la Sulamite. Comme celle-ci^ elle va par le désert et la montagne^ elle gravit le chemin des vignes^ elle crie sous les chiens roux de la canicule. Et voici le bien-aimé : elle déchire sa tunique et lui dédie le calice rouge de sa vie. Elle est bien la sœur des dévorantes filles de Lybie^ la sœur aussi de celles qui^ avec le divin Adonaï blessé^ mouraient et ressuscitaient pour mourir encore. Ne por- te- t-e lie pas en elle la mort et la résurrection ^ 12 PRÉFACE avec les myrtes et les roses dont se couronne un orageux et vertigineux amour f Elle est la Bacchante des cultes orgiaques et la Vestale des mystères d'Eleusis, Elle eût été Déjanire^ si Déjanire avait brûlé pour Hercule qui brûla pour elle. Toute la sensua- lité éparse des âges et des mythologies aboutit ici au tendre et furieux délire de la douce femme animale soumise à P éternelle fonction sacrée. ye ne crois pas qu aucune ^ plus que r Amante du Livre pour Toi, soit allée aussi loin dans la sensualité et Paveu. Elle a r enivrement émerveillé de sa chair comme d'un jardin au fond duquel frémit^ salan- guit et s'irrite la fleur secrète du désir. Elle se confesse comme elle aime^ avec la volupté de se donner toute à tous en croyant encore ne se donner quà Sylvius, Toutes les grandes amoureuses ne lui ressemblèrent-elles pas^ même une Sainte PRÉFACE 13 Thérèse^ dans cette soif de V holocauste d'amour f D'où lui viendraient d'ailleurs ses rougeurs f Elle est l'Eve qui ne voit pas quelle est nue dans l'innocence d'un éternel matin. Elle est toute la nudité de l'amour avec la chasteté^ plus belle d'être sans voiles. Telles strophes de son Cantique ont des limpidités si profondes que rien n'y paraît plus agiter V insondable pureté originelle. Le corps lui-même alors s' immatérialise et n'est plus que la forme délicieusement expirée d'une âme. C'est le mystère d'une sorte d' insexualité mystique où l'on sent la vague intérieure égalisée en attendant quaux sources troubles du sang^ de nouveau retentisse le cri saccadé de la passion. Peut-être ce sera^ dans la pléiade des grandes muses amoureuses^ la gloire de Marguerite Burnat- Provins d'avoir prêté un langage aux intimités muettes de l'amour. Elle s'est penchée sur l'être obscur et l'a 14 PRÉFACE écouté vivre sa vie de songe et de lait entre les pauses ou se refait le désir. U amante de son livre^ alors^ na plus que des paroles si douces qu elles sont comme du silence qui bat des ailes. Sylvius ! jeune homme inconnu^ beau comme les bergers de Virgile^ existes-tu réellement ou n es-tu que P aimable fiction à travers laquelle une sensibilité de femme exprime le rêve de s'immoler à la gloire de r amour vainqueur f Quand après le Livre pour Toi 5 Madame Burnat- Provins écrira tel autre chant passionné^ tu ne seras pas loin et elle retrouvera^ à chanter ta louange^ des accents qu'on croira n entendre que pour la première fois. Mais^ comme si ce n était point assez encore pour une tendre et mortelle illusion^ voici qu^elle presse son cœur entre ses doigts et en fait jaillir^ comme le sang d'une suprême cuvée^ les adorations du Cantique d'Été PRÉFACE 15 auquel cette page sert de propos liminaire. Et Von ne sait plus ce qu^ il faut admirer le plus^ de cet art au pur dessin d^une artiste païenne ou de cette merveilleuse faculté d^ aimer qui se rajeunit d^ infiniment se prodiguer. Camille Lemonnier. OFFRANDE Sylvius, en ton honneur j'ai chanté ce Cantique pendant les jours longs de l'Eté. Je fais ce vœu qu'il soit très-doux à ton oreille et que ton cœur fidèle l'entende encore quand je ne serai plus. CANTIQUE D'ÉTÉ 21 Maintenant, c'est un autre été et je viens près de toi. Il tombe sur la route des fleurs d'ac- cacia blanc, cette neige de Juin. Le vent qui secoue sa chevelure bleue, court avec le torrent dans la vallée emplie jusqu'au bord de soleil et le chant du coucou tinte dans les forêts. Je m'achemine lentement vers cette montagne qui voit à ses pieds ta maison. 22 CANTIQUE D'ÉTÉ Ta voix s'élève, je retrouve ton sourire fleuri comme la nielle joyeuse, je prends tes mains si fraîches que je crois avoir trempé les miennes dans le courant du ruisseau. Sylvius, avec cette heure radieuse com- mence ma vie d'été. CANTIQUE D'ÉTÉ 23 II La lune passe, les villages reposent et nous marchons. Sous nos pas, les cailloux font un bruit fin de colliers qu'on remue. Le rêve est étendu sur les champs, l'amour blotti dans toutes les ombres, tes doigts sont noués à mes doigts. Et, tout-à-coup, tu t'arrêtes et tu songes aux lointaines solitudes où tu pourrais lancer une monture rapide sur la trace des buffles 24 CANTIQUE D'ÉTÉ ronflants, des grands cerfs aux nobles ra- mures. • . Tes yeux s'inondent d'inconnu. La lune passe, les cailloux se taisent. Immobile je suis devant toi. Sylvius, tu es beau comme le dieu pro- tecteur de cette nuit paisible et ton visage paraît d'argent. CANTIQUE D'ÉTÉ 25 III J'ai aimé les saisons, mon amour, pour les fleurs que je t'ai offertes, pour les fruits que tu m'as donnés, pour la flamme qui t'éclaira et pour tant de chaudes caresses quand il neigeait. Et cet été brûlant n'est si beau que parce que je te vois lisse et nu comme un grain de blé. 26 CANTIQUE D'ÉTÉ IV J'ai posé près de toi un bouquet des humbles fleurs qui parsèment les prés : l'om- belle rose de l'archangélique, la sauge violette, les campanules penchées, les silènes et le thyrse élégant du sainfoin. J'y ai mêlé des graminées qui tremblent et la gerbe modeste va réjouir tes yeux. Sylvius, le jour descend. Voici le miel et le pain noir. CANTIQUE D'ÉTÉ 27 Voici le lait couvert d'une crème épaisse, mange et bois. Mes mains qui ont travaillé tout le jour ne peuvent t'oiFrir que ce frugal repas. Mais quand la nuit prudente, de son pas silencieux, aura fait le tour de la maison, c'est près de ton amie que tu t'endor- miras. 28 CANTIQUE D'ÉTÉ V Sylvius, il faut que notre été d'amour soit un long chant passionné, un foyer où jamais n'apparaisse la cendre. Nous en conserverons l'écho mélodieux et l'ardent souvenir pour réchauffer les années froides quand soufflera le vent d'hiver. VI Lève-toi avant que le soleil ne vienne regarder ton toit par-dessus l'épaule dure de la montagne. Marche, confiant et fort, dans la pous- sière blanche, travaille pour honorer tes jours. Mais, quand tu gravis les pentes où croissent les chênes, quand tu te reposes plus haut que les vignes à l'abri bienfai- sant d'un pommier ; quand tu lèves les 30 CANTIQUE D'ÉTÉ yeux vers les cimes ou que tu les abaisses vers le torrent, Sylvius, toi qui possèdes ma vie, n'oublie pas un seul instant que je vis. CANTIQUE D'ETE 31 VII Jamais le cœur qui aime n'épuisera son chant. Le vent s'est-il lassé de bruire depuis la naissance du monde ? Les feux ont-ils cessé de rouler dans l'espace ? La mort arrête-t-elle son bras infati- gable. Et l'amour sa chanson ? 32 CANTIQUE D'ÉTÉ VIII Tu es simple et pur comme la lumière dorée que verse le soleil. Ta jeune vie se déploie aux rayons du zénith, tel un triomphal étendard. Ouvre les bras^ secoue la tête et ris parce que l'heure est belle, parce que le ciel est éclatant, parce que la sève bouil- lonne au cœur des arbres verts et que les abeilles sont étourdies de parfums. Ris, je verrai tes dents luire plus blan- CANTIQUE D'ÉTÉ 33 ches que les blanches amandes, je bon- dirai vers toi pour me suspendre à tes épaules plus fortes que les branches du cerisier et tu mordras le fruit écarlate de ma bouche. Ris parce que je t'aime et qu'il est midi. 34 CANTIQUE D'ÉTÉ IX Les papillons volent, les fleurs vivent, les arbres font des dômes qui s'emplis- sent de jour, qui s'emplissent de nuit. Le soleil tourne, l'ombre se déplace, tout est mouvement et chaleur et beauté. Parce que c'est l'été, tes caresses sont plus pénétrantes et ton sang coule en moi par ton baiser. Prends mes hanches qui frémissent, prends mon âme émerveillée dans tes mains CANTIQUE D'ÉTÉ 35 brunes comme le pain mordu par la flamme, brunes comme le maïs mûri sur les coteaux brûlés. Alors, je fermerai les yeux pour mieux sentir glisser entre mes lèvres le miel divin de ton amour. 36 CANTIQUE D'ÉTÉ X Je jase et tu dis : Folle ! Toi, si tu chantais pour moi, je pleu- rerais. : CANTIQUE D'ÉTÉ 37 XI Combien de fois, durant le jour me suis-je dit : Mon oiseau vole à travers les monta- gnes, il se pose sur le granit, chante et repart tout baigné de lumière. Mais à l'heure de ton retour une émotion toujours nouvelle me saisit. Tu es là. Je te respire, ô bouquet de mes rêves, jusqu'à la plus étourdissante ivresse. 38 CANTIQUE D'ÉTÉ Et mon cœur te regarde avec les yeux secrets qui ne s'entrouvrent que pour toi. CANTIQUE D'ÉTÉ 39 XII Ta chair, faite de clarté, est plus mysté- rieuse que la nuit. Tu ignores d'où vient le flot qui l'anime et qui roule sans trêve comme l'eau des- cendue des glaciers. Aux heures enfiévrées il bondit et tra- verse en tempête ton cœur déchaîné, puis s'apaise et s'endort comme la plus discrète des sources. Sylvius, jamais tu ne sauras à quoi je 40 CANTIQUE D'ÉTÉ songe quand tu sommeilles et que j'en- tends, à la fois, le torrent qui ronge la vallée et le flux ténébreux qui serpente dans ton corps superbe et abandonné. XIII A travers tes doigts je vois, prisonnière, une grappe d'accacia blanc, toute chaude, au goût de miel. Tu l'as pressée contre ma bouche et entre nous la fleur agonisante et passionnée a consumé tout son parfum. 42 CANTIQUE D'ÉTÉ XIV Tu m'as dit : Passe tes bras autour de mon cou. Et j'ai levé les mains. Dans ce geste, ô Sylvius, sais-tu com- bien je me donne, sais- tu combien je crois. Attachée là comme une ancre au rocher je te confie ma faiblesse, mon corps que tu protèges, mon âme que tu gardes en toi. Et quand mes doigts se joignent sur ta CANTIQUE D'ÉTÉ 43 nuque résistante, toutes les craintes sont mortes, tous les chagrins enfuis parce qu'entre tes bras refermés tu me porteras. 44 CANTIQUE D'ÉTÉ XV Sylvius, voici de luxuriants parterres, ils font toute la joie de mes yeux. Je les contemple, immobile, dans mon adoration d'été. Tu peux fouler cette herbe heureuse, briser des tiges et tuer des parfums pour te griser de leur agonie, dans la lumière enchanteresse de midi. Et quand tout sécherait à tes pieds, le jardin mort m'en paraîtrait plus beau car. CANTIQUE D'ÉTÉ 45 seul, je t'y verrais toi, grande fleur étince- lante et fraîche, au soleil. 46 CANTIQUE D'ÉTÉ XVI Un homme est sorti du cellier en por- tant des outres de vin. Une femme quitte les ruches, elle a pris des rayons de miel. Moi, je viens du pays des merveilles, j'en ai rapporté ton amour. CANTIQUE D'ÉTÉ 47 XVII La cascade est dénouée comme Téche- veau de fil jeté sur ma corbeille, les sapins sont noirs et bleus, les nuages jouent dans le ciel. Il y a, près de moi, un églantier nain. Ses fleurs vives, larges papillons, sont prêtes à s'envoler, les tarins chantent dans les yèbles. Je sais que tu m'aimes, Sylvius, ta 48 CANTIQUE D'ÉTÉ pensée monte jusqu'à moi du fond de la vallée, le vent me caresse pour toi. CANTIQUE D'ÉTÉ 49 XVIII Lorsque tu m'as saluée, Sylvius et que tu t'en vas, je pleure des larmes lourdes, perles chaudes nées d'un océan de tendresse. Ce sont là les très-pures que je voudrais garder intactes entre mes doigts, pour les mêler à l'aube avec la rosée blanche qui rafraîchit le pré et lave les innocents visages des fleurs. 50 CANTIQUE D'ÉTÉ XIX . Le vent fait remuer la tête verte des noyers ; il défie l'armée noire des sapins qui monte à l'assaut des pentes, il baise là- haut la robe froide de la neige, l'écharpe folle des nuées, il explore les horizons. Dis-moi que tu l'aimes, Sylvius, le vent généreux et fort qui féconda jadis les cavales de Lusitanie, car ce soir, il se fait humble et attentif devant notre amour. CANTIQUE D'ÉTÉ 51 Sens-tu passer son haleine dans tes cheveux blonds ?... Mais, ton bras serre ma taille à la briser, ton regard sonde l'obscurité, que cher- ches-tu ? Est-ce l'odeur sèche et grise du foin ou celle de mes cheveux que tu respires. Maintenant, les scabieuses ployées tou- chent mon front, les yeux dorés des étoiles nous regardent. Ecoute la nuit, comme une eau lente et bleue qui s'étend. Tu te penches, que me dis-tu ? Je n'entends pas. 52 CANTIQUE D'ÉTÉ XX Laisse mon âme dans ta main, elle m'est devenue étrangère pour vivre en toi. CANTIQUE D'ÉTÉ 53 XXI Avec le lézard vif, cours dans les pier- riers gris d'absinthe où fleurit le sedum aux feuilles charnues, auprès du physalis brûlant et des calendules dorées. Les clématites penchées ont pour toi des caresses et la sabline mince et trem- blante contemple ton repos à midi. Moi, je garde la maison et j'attends. Le chat est étendu devant la porte, le soleil vit dans la chambre. 54 CANTIQUE D'ÉTÉ Sur Tescabeau je suis assise et pourtant, Sylvius, ce matin, ne m'as-tu pas empor- tée en partant. K CANTIQUE D'ÉTÉ 55 XXII Si mes bras étaient assez grands, je serrerais contre moi la montagne. J'appuierais ma joue à la toison drue des forêts, je rafraîchirais mes lèvres aux neiges éternelles et, tandis que les pointes des rocs me transperceraient le cœur, par-delà le vol des aigles, je crierais mon amour en plein ciel. 56 CANTIQUE D'ÉTÉ ] XXIII O Sylvius, que se lève le vent de tris- tesse qui amoncelle les nuages. Que vienne la pluie des larmes. Que les lanières cinglantes des douleurs me flagellent. Et je demeurerai immobile. Parce qu'au-dessus de la tempête il y a l'éclat de ton front, qui est un soleil. CANTIQUE D'ÉTÉ 57 XXIV Sylvius, les fanfares du rouge te plai- sent, les coquelicots chantent dans les blés. Regarde-les battre des ailes, découvrir leur cœur noir et le dérober aussitôt. A travers les minces colonnettes des épis, regarde-les se pâmer éperdûment, jusqu'à ce que leurs pétales épuisés se déchirent et se perdent sous les doigts prodigues du vent. N'envies-tu pas la mort ardente et folle 58 CANTIQUE D'ÉTÉ de la fleur enivrée de souffles et de chaleur, qui exhale son âme enflammée dans la gloire du jour. Viens, Sylvius, dans les champs d'or de ma tendresse, mourir aussi. CANTIQUE D'ÉTÉ 59 XXV Non, ce n'est pas ton visage, ce n'est pas ton étreinte que j'aime, Sylvius. Ce n'est pas cette mort qui est ton œuvre et dont je renais. C'est ton âme, toujours lointaine, que je cherche inlassablement. Et c'est le tréfonds de ta vie que je voudrais que tu me donnes, sur tes lèvres, comme un baiser. 6o CANTIQUE D'ÉTÉ XXVI Laisse-moi te dire des choses très- douces dont tu riras. Laisse-moi te parler comme à l'enfant que mes bras ignorent, que mes flancs stériles ne porteront jamais. Laisse-moi me pencher vers toi comme je me pencherais sur la petite tête inno- cente qui aurait l'odeur de la chair fraîche et du duvet. Et quand tu entendras jaillir de mon CANTIQUE D'ÉTÉ 6i cœur les mots qui vont à l'éternel absent, peut-être que tout-à-coup, devenu grave, tu me baiseras sur le front, lentement. 62 CANTIQUE D'ÉTÉ XXVII J'ai broyé entre mes dents les tiges des bromes tandis que, couchée au bord du sentier, je regardais courir les grosses fourmis noires. Je serre entre mes dents les mèches blondes désordonnées tandis qu'allongée près de toi^ dans le miroir profond de tes yeux je regarde surgir par des venelles où s'écrasent des roses, les désirs fous qui se heurtent et se pressent. CANTIQUE D'ÉTÉ 63 La tige des bromes est sucrée, mais tes cheveux ont l'arôme que prend au fond des boîtes de laque, le thé noir et précieux. 64 CANTIQUE D'ÉTÉ XXVIII La pluie est tombée toute la nuit, je l'ai entendue se plaindre. Sur les chemins trempés le souple escargot promène sa maison oscillante comme une nef sur les vagues. Ses yeux investigateurs scrutent Tornière et le terne visage des cailloux. Près de la cascade sont abattus les sapins blonds, et lame aromatique des résines CANTIQUE D'ÉTÉ 65 flotte, doucement évaporée dans l'air du matin. Les orges se sont couchées sous le galop des chevaux de minuit, les arbres pleurent. Mêlé au roulement gonflé des ruisseaux, le chant des oiseaux est plus frais et le brouil- lard traîne sa caresse grise sur les sommets. J'aspire l'odeur forte de la terre abreuvée qui remercie. Avant que se relèvent les ronciers alour- dis et les capsules veinées des silènes je songe, Sylvius, aux larmes que tu bois sur mes joues et qui, dans mon cœur, font tout ployer. 66 CANTIQUE D'ÉTÉ XXIX La coupe de mon âme est pleine à déborder. Ouvre tes deux mains que je verse. Parfume-toi. CANTIQUE D'ÉTÉ 67 XXX Par toi, je connais un merveilleux bonheur. C'est le bonheur de la fleur éclatée, du blé qui jaunit, du pommier qui s'agenouille sous son fardeau brillant. C'est le bonheur des eaux libres, du vent vigoureux, de la lumière immense répandue sur toute la nature. Quand je te vois près de moi, la joie 68 CANTIQUE D'ÉTÉ sans nom envahit mon âme et je voudrais lancer mon cœur dans le soleil. CANTIQUE D'ÉTÉ 69 XXXI Le désir gonfle ta lèvre, comme les midis de Juillet gonflent la pomme tenta- trice. Il y a des rayons noirs au fond de tes yeux, une lueur d'orage dans tes cheveux blonds. Tu te courbes, presque farouche, ainsi, dans les plaines, j'ai vu l'aulne tordu se courber sous la force du vent. Ta poitrine bat, ton cou palpite, mes 70 CANTIQUE D'ÉTÉ paupières sont closes comme les calices repliés au couchant. Je n'entends que ton souffle, je ne te vois plus !... CANTIQUE D'ÉTÉ 71 XXXII "J'ai étendu ma main pour que tu y poses ta tête ". J'entends encore ta voix et la douceur infinie de tes paroles. J'ai laissé ma joue sur la paume tiède comme la laine des brebis. N'as-tu pas senti que toute ma vie, colombe prisonnière qui ne veut plus sa liberté, était là, charmée et muette, sur ta main étendue. 72 CANTIQUE D'ÉTÉ XXXIII Ensemble nous reposons dans la forêt haute, au pied d'un rocher froid où s'atta- chent les fougères. Une chèvre perdue nous regarde de ses longs yeux d'agate, en broutant les feuilles pendantes des cytises. Son regard aigu et doré est celui d'une princesse transformée qui redevient femme vers la nuit. Ta main, toute chaude contre mon visage. CANTIQUE D'ÉTÉ 73 a la senteur des gommes transparentes que les écorces fendues pleurent au soleil ; la lumière amoureuse cercle ta nuque et la baise à la place où mes lèvres s'attachent. Et moi, attentive, je sens l'heure vermeille toucher mes épaules, je la sens entrer dans mon âme comme la reine splendide entre dans le palais qui l'attend et je la convie à demeurer. " Passe lentement, lui dis-je, et tout bas parle à mon sommeil de celui qui dort près de moi. " 74 CANTIQUE D'ÉTÉ XXXIV Encore une journée morte. La lune ronde suspend une perle géante au front de la montagne. Si la fatigue clôt tes lèvres et abat tes paupières, ne me dis rien. Je ne veux de toi, ce soir, que le lointain sourire qui vient du premier jour où tu m'as souri. CANTIQUE D'ÉTÉ 75 XXXV J'étais pauvre. Tu m'as donné les étincelants rubis d'al- légresse, les longs colliers d'or des caresses et les perles des larmes douces et les opales des sommeils entre tes bras. Tu m'as donné des diamants de pureté, des émeraudes d'espérance et les profonds saphirs du rêve. Que je suis riche maintenant ! 76 CANTIQUE D'ÉTÉ XXXVI Il n'y a personne. Le pré immense est vide, la forêt, la mon- tagne et le ciel nous appartiennent. Tu dis qu'il y a des pays, des villes, des hommes ? Je ne vois que notre amour insolent et nu. Il n'y a personne. CANTIQUE D'ÉTÉ 77 XXXVII Je tiens ton cœur entre mes mains et tout le jour je le regarde. C'est un fruit dont je me délecte et qui renaît, plus savoureux que la reinette mûre qui choit dans l'herbe et que les guêpes creusent ; plus désaltérant que le raisin que tu détaches des pampres inclinés. Laisse-le vivre et mourir et ressusciter au soleil de mon amour. Laisse-le s'éveiller et s'endormir comme 78 CANTIQUE D'ÉTÉ le chat blotti contre mon sein, Sylvius, car je ne te le rendrai pas. CANTIQUE D'ÉTÉ 79 XXXVIII C'est le soir, tout est tranquille, des mou- ches volent et la fenêtre est close. Donne-moi ce baiser, tu sais, qui est fra- ternel et ne l'est pas. Sur mon visage, pose tes lèvres chastes et fermées. Elles ne laissent filtrer que la ten- dresse sans brûlure, la douce, la profonde qui met un frisson frais dans mes cheveux. Mon cœur s'endort et, tandis que tes mains rejointes me tiennent tout entière, sou- \ 80 CANTIQUE D'ÉTÉ mise, contre toi, sans ouvrir les yeux, qu'ai-je dit? Je ne suis bien que là. CANTIQUE D'ÉTÉ 8i XXXIX Il y a dans tes yeux des fleurs qui vacillent, des flammes qui fleurissent, de fins ruisseaux et de longues prairies. Il y a du ciel qui bouge, des horizons qui s'enfuient, des paysages d'un vert argenté qui se transforment, des oiseaux noirs, en vols eflilés, par-dessus les étangs. Et quand tu m'aimes, Sylvius, il y a tout l'amour volontaire, étonné, dans tes yeux. Alors, je plonge et je me baigne au sein 82 CANTIQUE D'ÉTÉ des ondes éclairantes de ton regard couleur d'eau. Je cueille des fleurs nées pour moi, je traîne mes doigts dans les flammes, je tra- verse les campagnes illuminées qui me sol- licitent. Et tout-à-coup je meurs, noyée, brûlée, sous tes yeux. CANTIQUE D'ÉTÉ 83 XL Mon bien-aimé la forêt te possède, elle t'endort dans ses bras bruns. Elle t'aime et te flatte de son ombre séduisante. Contre le tronc fraternel de l'arbre, tu t'abandonnes comme sur mon épaule. Sylvius, je suis jalouse de l'ombre et de l'écorce et du silence qui baise ton col nu. 84 CANTIQUE D'ÉTÉ XLI La femme qui clame son orgueil est insensée. Je dis : rien n'est plus doux que de courber le front sous le désir et la caresse. Rien n'est plus beau que de tendre les mains aux liens de la captivité. Rien n'est plus fort que de s'abandonner à sa faiblesse. Parce que mon maître a pris ma chair, CANTIQUE D'ÉTÉ 85 enchaîné mes poignets et fait peser sa force sur mes épaules, je suis une femme. Que serais-je sans lui? 86 CANTIQUE D'ÉTÉ XLII Je chante une chanson sans paroles qui monte avec le cri du pâtre jusqu'aux plus hauts sommets. Je chante pour toi. La forêt m'entend ainsi que le loriot et m'écoutent les pierres. Mais ton cœur, ô Sylvius, m'entend-il ? CANTIQUE D'ÉTÉ 87 XLIII Ta vigne généreuse offrait ses grappes pleines dans le pays que nous avons quitté, t'en souviens-tu ? Comme elle, donne-toi. Viens, les mains ouvertes, les lèvres ten- dues, les yeux illuminés, tout vibrant de ton rire qui est une claire musique. Tu me diras des mots joyeux comme l'aube. Viens. 88 CANTIQUE D'ÉTÉ Et tu répandras le bonheur sur mon sein glorieux, comme une grande gerbe frisson- nante, cueillie dans l'entière clarté, à midi. CANTIQUE D'ÉTÉ 89 XLIV Je mets mon front contre ta hanche et je ne pense plus. Il me vient une force obscure de ta chair qui a le parfum du pain. Seul, en moi, veille l'instinct libre et sau- vage qui tend mes bras pour les attacher à ton cou, qui cherche ta poitrine pour y laisser rouler ma tête appesantie, sous la pro- tection de ton cœur. 90 CANTIQUE D'ÉTÉ Car tu es l'arbre droit et moi la vigne retombante. Tu es la pierre et moi la mousse. Tu es la puissance et moi l'abandon. CANTIQUE D'ÉTÉ 91 XLV Cette soirée est mélodieuse comme un chant de harpe. La lune magicienne n'a pas encore fran- chi la montagne, mais le ciel répand une adorable clarté pleine d'amour. Que n'es-tu près de moi à contempler, sous ma fenêtre, l'argent fleuri du rosier blanc. 92 CANTIQUE D'ÉTÉ XLVI Toi qui m'as apporté l'hommage de ta force orgueilleuse, repose- toi. Ta tête est lourde sur mon bras replié. Entre tes lèvres, je saisis des mots que tu n'achèves pas, les mêmes que t'arrachait le bonheur bref et tuant qui te pénétrait jus- qu'aux os, lorsque tu m'as prise en riant, au milieu du jour. Les routes sont chaudes mais la chambre CANTIQUE D'ÉTÉ 93 est fraîche ; des chars passent au loin, ici tout est silencieux. Restons l'un contre l'autre, comme les touffes de l'orpin serrées entre les pierres. Dormons enlacés, tandis que l'Été appuie ses mains ardentes sur le toit. 94 CANTIQUE D'ÉTÉ XLVII J'écoute, dans les prés, le rire muet des fleurs, de tant de fleurs. Je sais la joie secrète qui vibre sous les écorces, parce qu'aux branches fières les fruits d'Été sont suspendus. Je sais l'hymne du seigle qui monte pour devenir le pain. Je sais que mon amour enfle son aile et vole dans un air enchanté. Et je titube comme si j'avais bu, par une CANTIQUE D'ÉTÉ 95 soirée chaude, un plein cratère de vin de Samos. 96 CANTIQUE D'ÉTÉ XLVIII Je ne possède plus rien, j'ai tout donné. Me voici nue comme la pierre. Le soleil me vêtira. La pluie m'abreuvera. Et je me nourrirai de ton baiser. CANTIQUE D'ÉTÉ 97 XLIX Laisse-moi crier : Encore, encore. Je ne suis pas la sœur de ces femmes aux yeux glacés qui se taisent. Je tends mes mains impérieuses pour tordre et pour broyer, ma bouche vorace pour goûter aux essences enivrantes. Je darde mes prunelles volontaires sur la vie, sur l'amour et, sur toi, je jette mon désir comme le pêcheur, dans la rivière, lance le circulaire épervier. 98 CANTIQUE D'ÉTÉ Jamais je ne serai rassasiée de ta chair lumineuse. Ne me dis rien. Etends les bras. Laisse-moi crier. J'ai prononcé des paroles éternelles, Syl- vius, tu as souri. Tant que s'ouvrira la semence, tant que tourneront les fruits, tant que s'étendra la couleur pour embellir les corolles, il y aura des fleurs de délices, des moissons de ten- dresse et des fruits de volupté dans les champs des âmes jeunes, fécondées par l'amour. Et c'est cela que j'ai dit. '•nîvers; ''OTHCC «."k-Zi loo CANTIQUE D'ÉTÉ LI Je dois bénir les dieux qui m'ont donné deux fois la vie. Car ton âme est en moi et ton corps est le mien. Mais je les supplie chaque soir de ne nous donner qu'une mort. CANTIQUE D'ÉTÉ loi LU Tu m'as demandé : " Qu'est-ce donc, aimer ? Aimer, Sylvius : c'est être moi, pour toi. 102 CANTIQUE D'ÉTÉ LUI Je t'ai donné tous mes frissons, tous mes soupirs, toutes mes larmes et tous mes cris de volupté. J'ai posé le vol de mes rêves sur ton épaule blanche : à toi, les grands paradi- siers ! Ma volonté brisée retombe entre tes doigts ainsi qu'une liane. J'ai oublié qu'il existait un monde pour re- fermer sur toi et ma mémoire et ma pensée. CANTIQUE D'ÉTÉ 103 Il me reste le sang qui chante ta beauté. Cherche, cherche encore et dis-moi ce que je pourrais te donner. I04 CANTIQUE D'ÉTÉ LIV Une femme qui pense et qui m'aime, s'écrie en parlant de l'Amant : " Non ce n'est pas là le soleil ! " Et je réponds : Vous vous trompez, vous vous trompez ! C'est bien là le soleil, car, lorsqu'il a disparu, je ne vois plus sur ma route que l'ombre et le froid, assis l'un contre l'autre et grelot- tants. CANTIQUE D'ÉTÉ 105 LV SylviuSjje t'ai bercé de paroles puériles et tu riais. Je t'ai appelé : Mon oiseau. Parce qu'en un jour de lumière tu t'es posé sur l'arbre de ma vie, à écouter l'hymne de ton amour, il a frémi jusque dans ses racines et, sous le vent du bonheur, ses feuilles et ses rameaux ont tressailli. Trois années ont passé sans amener io6 CANTIQUE D'ÉTÉ d'hiver : la sève court, les fleurs et les fruits se succèdent. Ne t'envoie pas, mon oiseau, reste, ô génie de l'éternel Été. CANTIQUE D'ÉTÉ 107 LV Tu entres dans la chambre avec le par- fum des pêches que tu m'apportes. Tu dis : " Voici pour toi. " Et c'est vraiment tout l'Été que tu m'of- fres, Sylvius, entre tes mains. io8 CANTIQUE D'ÉTÉ LVII Comme la déesse vénérée naquit des flots créateurs de l'Océan, tu es sorti, Sylvius, d'une vague d'amour subitement dressée sur la grève émue de mes jours. Elle est venue mourir en baisant mes genoux. Mais ta lèvre suave a ignoré le sel et ta joie roule sur ma joie, comme l'onde éper- due roule sur le rocher. Voilà pourquoi, quand tu t'éloignes. CANTIQUE D'ÉTÉ 109 j'aime sur l'humble chemin qui te porte, usqu'à la trace de tes pas et, dans le beau matin qui t'écoute, jusqu'au dernier son de ta voix. iio CANTIQUE D'ÉTÉ LVIII Le torrent coule entre les pierres et ma vie coule entre tes mains. D'un geste tu peux la suspendre. Veux- tu joindre tes doigts, comme pour une prière au Destin, et l'arrêter un soir où dans son cours elle emporte des roses, un soir où tu m'auras aimée. CANTIQUE D'ÉTÉ m LIX Ce que tu veux de moi, ô bouche ardente ouverte sur ma vie, c'est, pour garder la pour- pre de tes lèvres, tout le sang de mon être: Prends ! Ce que tu veux, ô fleur d'ivresse, pour ton épanouissement, c'est toute la chaleur de mon âme : Prends. Et quand je ne serai plus que cendre, que ce soit ton soufile encore qui vienne la ré- 112 CANTIQUE D'ÉTÉ pandre au pied de ces montagnes où nous nous sommes aimés. CANTIQUE D'ÉTÉ 113 LX Les matins succombent sous les fleurs, les soirs sont gorgés de parfums, tout le jour brille et chante entre les bras chauds de Cérès. J'ai jeté ma tunique inutile pour donner ma poitrine aux abeilles, mes doigts aux papillons. Les feuilles jouent autour de mon visage et le geai m'a crié des folies en passant. Es-tu jaloux, Sylvius ? 8 114 CANTIQUE D'ÉTÉ Le soleil m'a prise à la nuque, son corps de feu m'a possédée. Maintenant, je sens croître dans mes en- trailles un fruit lumineux d'Été. CANTIQUE D'ÉTÉ 115 LXI Mon cœur est ivre de toi, il chancelle, ô mon Ami, replace le doucement dans ton cœur. Il ne sait plus rien. Il faut que tu lui redises pourquoi la montagne est haute, le ciel si bleu, pourquoi, ce soir encore, il viendra des étoiles. Il faut que tu lui redises pourquoi tu vis, ma merveille, plus beau que la montagne. ii6 CANTIQUE D'ÉTÉ plus joyeux que le ciel, plus doux que la plus douce étoile. Remplis-le jusqu'au bord de ton amour. Alors il se tiendra droit comme une am- phore fière et débordante d'un vin parfumé. CANTIQUE D'ÉTÉ 117 LXII Tu m'as quittée, Sylvius, je t'ai vu dispa- raître à la courbe de la vallée. De loin tu me demandes: "Que fais-tu?" Comme l'arbre donne le fruit, Comme la treille donne la grappe, Comme l'épi donne le grain, Sylvius, je t'aime. ii8 CANTIQUE D'ÉTÉ LXIII Sylvius, j'ai vu les jardins reposés au cré- puscule et le demi-sommeil des néfliers et des buis. A l'heure de la lumière verte comme le cœur d'un flacon vide, j'ai vu le Silence sous les châtaigniers. Ah! que ses mains sont douces. Il a pris ton ombre aimée et l'a tendue vers moi pour que je baise ta bouche muette et tes yeux clos. CANTIQUE D'ÉTÉ 119 LXIV La porte s'ouvre et tout m'apparaît lumi- neux. Ai-je aperçu le lac criblé de rayons aveuglants. Ai-je vu le haut tournesol rire dans une clarté d'or. Ai-je entendu chanter ensemble tous les oiseaux ? C'est toi, Sylvius et c'est ta voix. I20 CANTIQUE D'ÉTÉ Donne ta tête blonde, sur mes paupières qui frémissent, dis-moi encore: Bonjour! CANTIQUE D'ÉTÉ 121 LXV Il n'est au ciel aucun nuage, jusqu'au fin fond de l'horizon tout est d'un bleu dur et précieux. Réjouissons-nous fort de la couleur vibrante de ce beau jour. Que le rire attache sa lumière rouge à nos dents. Que l'oisiveté et l'amour enroulent à nos chevilles de larges rubans d'or. Et que nos pensées vermeilles, jusqu'au 122 CANTIQUE D'ÉTÉ soir, soient de grands papillons dormants et paresseux que la canicule engourdit. CANTIQUE D'ÉTÉ 123 LXVI Laisse ton front contre mon front pour qu'il écoute ma pensée. Laisse ton cœur contre mon cœur afin que tous deux se répondent. Je tiens dans mes mains tes hanches par- faites, cette urne obscure et chaude où som- meille la vie. Laisse couler en moi la pure essence de ton être. 124 CANTIQUE D'ÉTÉ Et ce soir encore, je me redresserai fière et vibrante d'avoir été vaincue. CANTIQUE D'ÉTÉ 125 LXVII Le sommeil glisse dans la chambre près d'un rayon silencieux. Il incline ta tête. Dors Sylvius, dors mon bien-aimé et quand tu t'éveilleras je déchirerai sur ta bouche les pétales de ton rire doux. Il s'effeuille entre tes lèvres, comme le géranium rouge laisse choir du balcon fleuri les parcelles de sa beauté. 126 CANTIQUE D'ÉTÉ LXVIII Te voici étendu près de moi. Ton poing fermé repose sur ma paume ouverte, tranquille et fort. Et, dans le silence, ta chair jeune répond à la mienne, sans caresses. i CANTIQUE D'ÉTÉ 127 LXIX Tes yeux qui s'ouvrent sont les portes d'émeraude de mes palais. Tandis qu'autour de nous l'Été roule sa flamme, là je m'en vais trouver la divine fraîcheur, les aigrettes d'eau vive qui font sonner les vasques, mille visages de fleurs au rire colorié. Sur mes doigts viennent les oiseaux pal- pitants qui ne s'enfuient jamais. Ce sont les seuls gardiens des trésors de 128 CANTIQUE D'ÉTÉ ta joie, de ton innocence et de ta volupté. Et mes palais n'ont point de clefs. CANTIQUE D'ÉTÉ 129 LXX Il faut que je te dise une chanson, Ecoute : Il y a moins de grains dans toute la moisson que de baisers pour toi ( mtre mes lèvres, o ma Beauté. Moins de gouttes serrées dans le lit du torrent que de larmes pour toi ai i fond de mes deux yeux, o mon Tourment 1 Et moins d ardeur dans 1 'astre qui peut ■ I30 CANTIQUE D'ÉTÉ nous rendre fous, que d'amour dans mon cœur pour toi, ô mon Amour. CANTIQUE D'ÉTÉ 131 LXXI Je ne veux pas louer les pays inconnus, parce que mes yeux les ignorent, ni parler de la gloire, car mon front n'attend point de couronne. Ton âme, c'est le pays enchanteur et secret où mon âme s'égare. Ma gloire ! J'ai conquis ta forme harmo- nieuse et je t'entends vibrer comme une lyre sous mes baisers. 132 CANTIQUE D'ÉTÉ A chacun sa victoire, ô souverains envieux et altérés. La mienne me suffit. CANTIQUE D'ÉTÉ 133 LXXII Ne t'ai-je pas dit, ô Sylvius, combien j'avais souffert avant de te connaître. Ainsi, je partageais le sort de tant de mortels, car la souffrance est avec nous. Comme lorsque la terre a tremblé, les ruines se couchaient dans mon âme, mais par-dessus la douleur et la mort, une grande fleur s'est levée: Toi. Auprès d'elle un oiseau chante inlassable- ment et c'est mon amour. 134 CANTIQUE D'ÉTÉ 1 Si ce chant doit charmer les heures sacrées de ta jeunesse, qu'elles l'écoutent bien en passant, car aucune ne peut s'arrêter, aucune ne se retournera pour savoir si l'oiseau et la fleur sont encore là. Et d'autres paraîtront qui les feront périr. CANTIQUE D'ÉTÉ 135 LXXIII Combien je les plains, Sylvius, ces femmes qui n'aiment pas l'amour, qui n'ont point admiré le mystère du geste, ni deviné l'apothéose, cette mort généreuse qui mé- nage un réveil. Pauvre troupeau courbé d'esclaves, elles ne savent pas que les chaînes sont d'or, que le joug est fleuri et que, dans le vivant sillon, c'est à l'instant que la moisson des voluptés se lève. 136 CANTIQUE D'ÉTÉ Moi, je me dresse contre toi comme le flot épouse la falaise, comme le lierre étreint la tour. J'appelle le vent de folie qui secoue mes cheveux et, de t'aimer jusqu'à la lassitude, je ris au visage enflammé de la vie. CANTIQUE D'ÉTÉ 137 LXXIV Tu me contemples de haut, Sylvius. Ton regard transparent me rafraîchit comme la pluie de Mai. La joie se balance dans mon âme. Ne parle pas. Donne-moi ta main dorée et laisse-la entre les miennes ta main pré- cieuse et grande, ô mon Amant. 138 CANTIQUE D'ÉTÉ LXXV Toi qui fais de ma vie un hymne qui va de l'aube au soir, Sylvius, le connais-tu ? Je dis : Voici la fleur du serpolet et celle de l'osier que j'ai cueillie dans la forêt; voici l'orchis, né au pied des bouleaux purs comme les cires blanchies à la rosée et des rêves en gerbes qui montent tels que les fumées droites quand le temps est beau. Toute mon âme en bouquet pour toi; prends ! CANTIQUE D'ÉTÉ 139 Je dis: voici les cerises gaies, les cassis noirs comme mes yeux, les mûres qui sai- gnent et les voluptés plus rouges que les tomates insolentes. Tout mon corps parfumé pour toi : prends! Ton souffle évapore mon âme, elle vole à travers des jardins de délices et puis, sur ta bouche fraîche, elle vient se poser. Mon corps ondule au gré de tes caresses, il se courbe et se relève, ainsi fait l'épi chargé sous le vent du sud, et puis, sur ta poitrine, il retombe apaisé. Que ton oreille s'appuie à ma lèvre alors muette, si tu veux l'entendre encore l'hymne qui continue pour Toi. 140 CANTIQUE D'ÉTÉ LXXVI Sylvius, je t'en supplie, ne laisse pas venir à moi les hommes des villes aux mains décolorées. Je les crains comme l'alouette craint le vautour en chasse au-dessus des vallées. Que le sorbier qui croît devant ma fenê- tre me cache leur sourire. Que les épines leur défendent mon seuil et arrêtent leurs pas. Je ne connais que ta candeur, que la CANTIQUE D'ÉTÉ 141 limpidité de tes yeux qui me réjouissent comme le coin de ciel bleu que j'aperçois dès le matin. Étends sur moi l'ombre de ton manteau car tu sais que, fidèle et solitaire, je ne veux vivre que pour toi. 1+2 CANTIQUE D'ÉTÉ LXXVII Lentement j'ai détaché les voiles de la statue et je me suis inclinée. Je ne sais pas si l'univers existe pour me voir prosternée à tes pieds, mais je sais que je t'adore, toi. Je sais qu'il faut jouir ardemment du bon- heur d'être remplis d'une flamme sacrée, tant que la jeunesse et la vie joindront nos regards, enchaîneront nos mains. Et je sais qu'il faut épuiser l'amour CANTIQUE D'ÉTÉ 143 jusqu'à notre dernier souffle avant que le soleil, haut encore, ne tombe à l'horizon. 144 CANTIQUE D'ÉTÉ LXXVIII Dis-moi, Sylvius, pourquoi j'aime ta poitrine plate, tes poignets droits et tes doigts longs, si naïvement repliés durant ton sommeil. Dis-moi pourquoi j'aime chaque mouve- ment qui élance ou fléchit ton corps splen- dide, au rythme d'une mélodie qu'on n'en- tend pas. Dis-moi pourquoi je m'agenouille, ivre CANTIQUE D'ÉTÉ 145 d'humilité pour te baiser les pieds, les yeux fermés sur la vision éblouissante. Dis-moi pourquoi je t'aime plus que le soleil. 10 146 CANTIQUE D'ÉTÉ LXXIX J'ai emprisonné ta tête sous mon voile et tu me souriais. Il n'y avait, autour de nous, que les buis- sons penchés et le parfum musqué des fraises. Et, sous le vent, les grands épis d'un champ de sarrazin nous saluaient. CANTIQUE D'ÉTÉ 147 LXXX Fais-moi mal, veux- tu ? Fais-moi bien mal avec tes mains longues qui me tiennent l'âme, comme une mouche, entre deux doigts. Fais-moi bien mal avec tes dents trop douces au fond de ton baiser. Fais-moi mal avec ta force qui me veut et qui broie. Et puis tu me guériras, avec tout toi. 148 CANTIQUE D'ÉTÉ LXXXI Dors, mon amour, laisse-toi emporter, la barque est ténébreuse et glisse dans l'oubli. Dors, je veille sur toi, tu n'entends rien du chant muet de ma démence. Tu ne sens pas mes lèvres sur tes che- veux et, dans la mort tiède du sonmieil, tu ne sais pas que je meurs près de toi. CANTIQUE D'ÉTÉ 149 LXXXII Que dire encore avec des paroles ? Arrêter ma bouche à ta tempe, fermer les yeux. Ecouter le mystère qui flotte et tressaille dans la beauté des heures d'Août. Laisser venir à nous le silence magnifique tout éblouissant de joyaux, le silence rare du jour. I50 CANTIQUE D'ÉTÉ Sentir nos âmes se fondre entre les mains dominatrices de l'amour. Sans paroles. CANTIQUE D'ÉTÉ 151 LXXXIII La fenêtre est ouverte. Je ne vois que les prés, les vernes, le lac et les montagnes, aucun toit qui s'anime, aucun visage au regard indiscret. J'ai chaud. La rosée que répand l'amour est brûlante. Faut-il souf&ir pour tant de corps sans beauté, accablés d'étofFes pesantes, pour tant d'âmes vêtues de noir? Non. J'entre dans un jardin rempli de somp- 152 CANTIQUE D'ÉTÉ tueux parterres et le maître des fleurs me dit : "Je te les donne. " Qu'ai-je fait ? J'ai cueilli jusqu'à la der- nière, à pleins bras j'ai tout emporté. CANTIQUE D'ÉTÉ 153 LXXXIV Je ne veux pas songer aux yeux éteints, aux mains timides, aux bouches d'ombre qui n'ont jamais crié. J'ai peur des habitants des villes, qui n'ont qu'une moitié d'âme dans de ternes enveloppes et la gorge pleine de paroles fausses. Je m'éloigne de ceux qui craignent d'êtres nus. Viens, ô Miracle de ma vie, soyons sim- 154 CANTIQUE D'ÉTÉ pies comme le granit dépouillé, au soleil, sur les sommets. CANTIQUE D'ÉTÉ 155 LXXXV Celles qui devaient tout prendre, tout emporter. Celles qui ont coupé les fleurs, détaché les fruits, fauché les moissons de mon cœur heureux et pillé. Celles qui s'étendent comme des feuilles, se replient comme des calices, se referment sur un secret. Les fortes, les vivantes, les chères mains 156 CANTIQUE D'ÉTÉ épanouies au soleil dans l'herbe sensible aux mille tiges ployées. Les volontaires, les passionnées, les vic- torieuses, tendues dans l'ombre brûlante vers les bonheurs obscurs et accablants. Les douces, les abandonnées qui dorment. Les ferventes, les soumises, jointes sur mes genoux. Les ouvertes qui m'offrent ton âme. Sylvius, tes mains. CANTIQUE D'ÉTÉ 157 LXXXVI Mon amour danse et flambe comme le grand feu de joie qui fait un trou sur le glacier, certain soir d'Août. Mon bonheur tourne et court plus vif que le chamois qui regarde l'abîme, avec des yeux si doux. Nous avons cherché tous les deux et le vertige et la brûlure. Jetons-nous donc au gouffre et volons sur la cime. 158 CANTIQUE D'ÉTÉ Quand notre folie ne sera plus qu'une hirondelle morte, qui la ressuscitera ? CANTIQUE D'ÉTÉ 159 LXXXVII Viens faire un beau voyage, entre dans mes yeux. C'est la nuit là- bas, la forêt pleine de puissants arômes, le lac qui bouge douce- ment. Aux balcons nacrés des nuages, une lueur monte et s'épanche et voici l'astre qui paraît. Ah ! la vivante nuit resplendit et se pare. i6o CANTIQUE D'ÉTÉ Regarde, regarde encore, oh, plus pro- fond. Mais tout se trouble, tu n'y vois plus. Il est fini le beau voyage, ô ma Beauté. LXXXVIII Donne-moi tes mains, Sylvius, que je regarde les veines de tes poignets, les fils bleus qui sont les mailles de ta vie. Je suis tranquille à tes pieds. Il est trois heures, la canicule pèse sur la vallée, tout est assoupi, je me tais. Je ferai ce que tu voudras. Tu me diras : " Ma douce" et je baiserai longuement la place chaude et blanche qui bat. II i62 CANTIQUE D'ÉTÉ LXXXIX Sache bien, ô Sylvius, que je te remercie. Tu as illuminé ma vie ainsi qu'une salle de fêtes où doit apparaître un grand roi. Mes jours, auprès de toi, luisent et trem- blent comme des cristaux suspendus autour des cires flamboyantes. L'aube et le soir se dorent, se parfument, deviennent précieux. Et tes doigts, en touchant le clavier de mes heures, y font de merveilleux accords. CANTIQUE D'ÉTÉ 163 XC Je voudrais te tuer un soir au pied d'une haie rougie par les fruits ardents du tamier. Là, j'arrêterais la jeunesse que tu m'as consacrée, je lui ferais un lit odorant de menthes argentées. Sous les arceaux des rosiers sauvages, ta face dormante serait un pur ivoire serti d'or fin et ta beauté intacte retournerait à l'infini avant d'être touchée par l'aile fauve de l'au- tomne. 104 CANTIQUE D'ÉTÉ Sylvius, l'étreinte passionnée de l'Été fait chanter la montagne, les soirs sont eni- vrants. Je presse dans mes mains le jus de la mélisse dont on parfume les ruches et, près de la haie, je t'attends. CANTIQUE D'ÉTÉ 165 XCI Je ne vais pas la tête lourde de pensées profondes, le front penché. Il n'est en moi qu'une espérance. Entre les bras verts du sureau je me tiens au seuil de ma porte, au crépuscule, et je t'attends. Les fleurs délicates et blanches, très par- fumées, tombent sur mes genoux. La foudre noire qu'est l'hirondelle vient rayer l'air et l'heure tremble à t'espérer. i66 CANTIQUE D'ÉTÉ Quand tu parais, le temps se pâme sur le sein battant de la joie. Si tu t'éloignes, il vient traîner dans mon cœur vide ses pieds froids. Je ne vais pas courbée sous les pensées profondes. L'éternité, Sylvius, ce sont les heures où je ne te vois pas. CANTIQUE D'ÉTÉ 167 XCII La lampe a rendu fou le papillon de nuit, il sera mort bientôt d'être entré dans la chambre. Et moi, Sylvius, je tourne et je m'épuise autour de ta beauté, sans doute un soir je mourrai, de t'avoir aimé. i68 CANTIQUE D'ÉTÉ XCIII Non, je ne connais point le fard qui souille le baiser, ni la robe étroite qu'on lace, ni cette vanité qui détourne l'amour. Les hommes sont bien loin de moi et l'univers s'arrête où s'arrêtent tes yeux. J'ai dit tout simplement : Me voici. Je suis petite et nue, que ton désir se penche, que ton amour me vête de douceur. Sylvius, je t'appartiens. XCIV Je n'invoquerai pas cet invisible amour qu'on dit avoir des ailes, je ne le connais pas. Je ne suis pas allée m'agenouiller au tem- ple vide où l'inutile encens ne doit parfu- mer que les pierres... Pourquoi ? Mais j'ai touché le dieu qui me parle et m'embrase. J'ai prié la statue qui s'anime et j'ai connu la chaleur de ses flancs. I70 CANTIQUE D'ÉTÉ L'idole a couvert mes années de fleurs, elle a fait éclore des fruits aux rameaux fer- mes de mes heures. Je n'ai point d'autre culte. Mon corps est le brasier, mon âme le parfum : ô dieu, vivant Amour, accepte, prends. CANTIQUE D^ÉTÉ 171 XCV Quand je pense tout haut, je dis : Viens ma merveille. Donne-moi ta bouche, donne-moi tes mains, tout ton corps aimé que je l'aime encore. J'ai mis mon cœur immatériel et mon âme à tes pieds, ce sont deux fleurs d^or et de sang. Je n'avais qu'elles dans mon jardin. 172 CANTIQUE D'ÉTÉ Maintenant je n'ai plus rien et je t'adore, viens, ma merveille... Je dis cela comme la cloche vibre et sonne en frémissant. Écoute-moi, écoute-moi ! CANTIQUE D'ÉTÉ 173 XCVI Va, tu peux me faire souffrir, et, si tu veux, me torturer. La grande mer de mon amour porte une flotte de galères chargées de douceur, char- gées de tendresse, chargées de pardon. Et ta vie serait bien trop courte pour en épuiser tant et tant. 174 CANTIQUE D'ÉTÉ XCVII Je te verrais, parfois, assis sur le trône d'ivoire, au-dessus des fumées lourdes des sacrifices. Je verrais, sur tes pieds, le sang noir des taureaux. Tandis que le soleil, avant la nuit, baise la terre entre les oliviers, jeté verrais parfois loin de moi comme un dieu. CANTIQUE D'ÉTÉ 175 XCVIII Sylvius, le feu prend à la forêt, les pre- mières étincelles volent sur les mélèzes, un brasier s'allume à leurs pieds. C'est aujourd'hui que revient l'Automne porteur de brandons. Je marche vers toi dans la montagne, les fées rouges s'étendent parmi les rochers. Dans la rousseur des alpages, les sonnail- les tintent le glas discret de la saison qui 176 CANTIQUE D'ÉTÉ meurt et ce soir je te donnerai le dernier baiser d'Été. CANTIQUE D'ÉTÉ 177 XCIX C'est dans la gloire du soleil que nous nous sommes aimés. En haut des nues son rire immense son- nait par delà les montagnes jusqu'au fond de l'horizon. Ses flammes entouraient nos cœurs d'in- candescentes auréoles et magnifiaient nos fronts levés. Les ruisseaux, à demi taris, s'alentissaient pâmés dans la chaleur, et sur les chemins 12 178 CANTIQUE D'ÉTÉ blancs, la joyeuse poussière volait comme l'écharpe d'une messagère invisible. La terre embrasée éclatait. Et tu n'as point connu 5 Sylvius, d'Eté plus rayonnant. C'était la fête de notre amour^ de ta jeunesse blonde. Quand tu montais vers moi, pendant les longs silences où tes yeux vivaient dans les miens, comme une pluie ardente, autour de nous, nous entendions tomber du soleil. TABLE DES MATIÈRES TABLE DES MATIERES PREFACE 7 OFFRANDE 19 I. Maintenant c'est un autre été et je viens près de toi 21 n. La lune passe, les villages reposent et nous marchons 23 IIL J'ai aimé les saisons, mon amour 25 IV. J'ai posé près de toi un bouquet des humbles fleurs 26 V. Sylvius, il faut que notre été d'amour soit un long chant passionné 28 VI. Lève-toi avant que le soleil ne vienne regarder ton toit 29 VIL Jamais le cœur qui aime n'épuisera son chant... 31 VIII. Tu es simple et pur comme la lumière dorée... 32 l82 TABLE IX. X. XL XII. XIII. XIV. XV. XVI. XVII. XVIII. XIX. XX. XXI. XXII. XXIII. XXIV. XXV. XXVI. XXVII. XXVIII. XXIX. XXX. XXXI. XXXII. Les papillons volent, les fleurs vivent. . . . Je jase et tu dis : Folle Combien de fois, durant le jour me suis-je dit Ta chair, faite de clarté A travers tes doigts je vois, prisonnière. . . Tu m'as dit : Passe tes bras autour de mon cou Sylvius, voici de luxuriants parterres . Un homme est sorti du cellier La cascade est dénouée comme Técheveau de fil . Lorsque tu m'as saluée, Sylvius Le vent fait remuer la tête verte des noyers.. Laisse mon âme dans ta main Avec le lézard vif, cours dans les pierriers. . . Si mes bras étaient assez grands O Sylvius, que se lève le vent de tristesse. . . Sylvius, les fanfares du rouge te plaisent. . . Non, ce n'est pas ton visage Laisse-moi te dire des choses très douces. . . J'ai broyé entre mes dents les tiges des bromes La pluie est tombée toute la nuit La coupe de mon âme est pleine Par toi, je connais un merveilleux bonheur. . Le désir gonfle ta lèvre "J'ai étendu ma main 34 36 37 39 41 43 44 46 47 49 50 52 53 55 56 57 59 60 62 64 66 67 69 71 DES MATIÈRES 183 XXXIII. Ensemble nous reposons dans la forêt. . . . XXXIV. Encore une journée morte... . XXXV. J'étais pauvre XXXVI. Il n'y a personne XXXVII. Je tiens ton cœur entre mes mains XXXVIII. C'est le soir, tout est tranquille. . . XXXIX. Il y a dans tes yeux des pleurs qui vacillent.. XL. Mon bien-aimé, la forêt te possède XLI. La femme qui clame son orgueil est insensée.. XLII. Je chante une chanson sans paroles XLIII. Ta vigne généreuse offrait ses grappes pleines.. XLIV, Je mets mon front contre ta bouche... XLV. Cette soirée est mélodieuse comme un chant. XLVL Toi qui m'as apporté l'hommage de ta force. XLVII. J'écoute dans les prés, le rire muet des fleurs XL VIII. Je ne possède plus rien XLIX. Laisse-moi crier : Encore L. J'ai prononcé des paroles éternelles LI. Je dois bénir les dieux LU. Tu m'as demandé : " Qu'est-ce donc, aimer LUI. Je t'ai donné tous mes frissons... . LIV. Une femme qui pense et qui m'aime... . LV. Sylvius, je t'ai bercé de paroles puériles. . . LVI. Tu entres dans la chambre LVII. Comme la déesse vénérée naquit des flots. , . LVIII. Le torrent coule entre les pierres LIX. Ce que tu veux de moi, ô bouche ardente. . 72 74 75 76 77 79 81 83 84 86 87 89 91 92 94 96 97 99 100 lOI 102 104 105 107 108 IIO III 184 TABLE LX. Xes matins succombent sous les fleurs... LXI. Mon coeur est ivre de toi... LXII. Tii m'as quittée, Sylvius LXIII. Sylvius, j'ai vu les jardins reposés. . LXIV. La porte s'ouvre LXV. Il n'est au ciel aucun nuage... . LXVI. Laisse ton front contre mon front. LXVIL Le sommeil glisse dans la chambre LXVIIL Te voici étendu près de moi... LXIX. Tes yeux qui s'ouvrent LXX. Il faut que je te dise une chanson. LXXI. Je ne veux pas louer les pays inconnus LXXII. Ne t'ai-je pas dit, ô Sylvius LXXIII. Combien je les plains, Sylvius, ces femmes LXXIV. Tu me contemples de haut, Sylvius. . . LXXV. Toi qui fais de ma vie un hymne... . LXXVI. Sylvius, je t'en supplie LXX VII. Lentement j'ai détaché les voiles... LXXVIII. Dis-moi, Sylvius, pourquoi j'aime... . LXXIX. J'ai emprisonné ta tête sous mon voile... LXXX. Fais-moi mal, veux-tu ? LXXXI. Dors, mon amour... LXXXII. Que dire encore avec des paroles ?... . LXXXIII. La fenêtre est ouverte LXXXI V. Je ne veux pas songer LXXXV. Celles qui devaient tout prendre LXXXVI. Mon amour danse et flambe LXXXVII. Viens faire un beau voyage 113 115 117 118 119 121 123 125 126 127 129 131 133 135 137 138 140 142 144 146 147 148 149 151 153 155 157 159 DES MATIÈRES 185 LXXXVIII. LXXXIX. XC. XCI. XCII. XCIII. XCIV. XCV. XCVI. XCVII. XCVIII. XCIX. Donne-moi tes mains, Sylvius Sache bien, ô Sylvius, que je te remercie Je voudrais te tuer un soir Je ne vais pas la tête lourde La lampe a rendu fou le papillon... Non, je ne connais point le fard... Je n'invoquerai pas cet invisible amour. . Quand je pense tout haut Va, tu peux me faire souffrir. . . Je te verrais parfois assis Sylvius, le feu prend à la forêt. . . . C'est dans la gloire du soleil