Marie Nizet

Poétesse belge , âme éclose dans la matière en 1859, vivante à jamais…

La bouche

Ni sa pensée, en vol vers moi par tant de lieues,
Ni le rayon qui court sur son front de lumière,
Ni sa beauté de jeune dieu qui la première
Me tenta, ni ses yeux – ces deux caresses bleues ;

Ni son cou ni ses bras, ni rien de ce qu’on touche,
Ni rien de ce qu’on voit de lui ne vaut sa bouche
Où l’on meurt de plaisir et qui s’acharne à mordre,

Sa bouche de fraîcheur, de délices, de flamme,
Fleur de volupté, de luxure et de désordre,
Qui vous vide le cœur et vous boit jusqu’à l’âme…


Le printemps

La terre est refleurie; elle est verte, elle est blanche.
Mon cœur enamouré vers votre cœur se penche,
Mais si timidement que je n’ose approcher…
Tant je crains de troubler le charme de cette heure
Pour qu’il s’effraye et qu’il s’envole et que je pleure
De n’avoir pas compris qu’il n’y fallait toucher.

Et je songe au pêcher fleuri qui vous ressemble
Ronde comme son fruit, rose comme sa fleur.
Je ne veux même pas l’effleurer d’une lèvre
Tant j’ai peur de ternir, sous mon baiser de fièvre,
Sa fraîcheur délicate et sa tendre couleur


L’été

Nous rôdons par les blés roussis que midi brûle.
Une fièvre amoureuse en nos veines circule.
Nous nous sommes couchés aux pentes des talus,
Sous le ciel bleu, moins bleu que le bleu de nos âmes,
Sous un soleil moins fort, moins ardent que la flamme
Qui consume nos sens… Et nous n’en pouvons plus.

Puis nous avons cherché les étangs et les saules.
J’ai posé mes deux mains, ainsi, sur vos épaules,
Afin de m’absorber mieux en votre beauté…
Et d’elle j’ai joui plus que je ne puis le dire,
Et de vous je me suis grisée, et j’ai vu rire,
Dans vos yeux clairs, le rire immense de l’Eté.


L’automne


Voici venir l’automne, âpre et voluptueuse.
Conseillère perverse en robe somptueuse.
Nos cœurs désordonnés l’attendent tout exprès…
Et c’est elle qui veut que je mette ma bouche
Contre la vôtre et que j’y morde et que je touche
Votre corps de mon corps, plus près, encor plus près…

Car ses derniers rayons seront aussi les nôtres.
Défuntes ces amours, nous n’en aurons plus d’autres:
L’hiver nous guette ainsi qu’il prendra la forêt.
Hâtons-nous. Entassons les baisers, les caresses.
Crispons nos nerfs, brûlons notre sang en ivresses.
Jouissons sans remords et mourons sans regret.


Hiver


Dans la tiède langueur de la chambre bien close
Le sommeil doucement vous a gagné. Je n’ose
Bouger car vous dormez au creux de mes genoux.
Et je reste à rêver devant votre visage
Si beau, si jeune encor, si peu touché par l’âge
Qu’on dirait que le temps s’est arrêté pour vous.

Mais malgré le front lisse et la moustache blonde,
Je sais qu’il marque aussi pour vous chaque seconde
Et que vous souffrirez quand ce jour aura lui
Où la jeunesse meurt dans la beauté flétrie.
Et je pleure en baisant d’une lèvre attendrie
Vos cheveux d’or hier et d’argent aujourd’hui.



Fins dernières
      
C’est fête aujourd’hui, mon amour,
Je viens frapper à votre porte.
Notre bonheur est de retour :
Vous êtes mort et je suis morte.
 
Faites-moi, dans ce lit sans draps,
Une place, que je me couche
Entre ce qui fut vos deux bras,
Près de ce qui fut votre bouche.
 
Nous allons à deux nous plonger
Dans le Grand Tout qui nous réclame
Nos corps vont se désagréger
Pour un effroyable amalgame.
 
Notre chair, lambeau par lambeau,
Va se dissoudre en pourriture,
Reprise, à travers le tombeau,
Par le creuset de la nature ;
 
Nos os, par un beau soir d’été,
Tomberont les uns sur les autres…
Ne plus savoir — ô volupté ! —
Quels sont les miens, quels sont les vôtres !
 
À leur tour ils s’effriteront
En une impalpable poussière
Et tels, enfin, ils monteront
Dans un infini de lumière.
 
Nos atomes purifiés,
Emportés par le vent qui passe,
Comme en des vols extasiés,
S’éparpilleront dans l’espace.
 
Et sous les évolutions
D’éternelles métamorphoses
Nous danserons dans les rayons
Où nous ferons fleurir les roses.


La mémoire


Nous sommes plus mêlés l’un à l’autre aujourd’hui
Que le mercure et l’or réduits en amalgame;
Et l’on ne peut pas plus me séparer de lui
Que l’arbre de l’écorce et que l’air de la flamme.

La mort sournoise a fait en fait le sombre jeu
De laisser retomber sur lui la morne porte.
J’ai prolongé sa vie avec la mienne un peu…
Il ne sera bien mort que quand je serai morte.

…Je suis le lin du drap dont on fit son linceul,
Le bois de son cercueil, la dalle de sa tombe
Où j’ai muré mon âme afin qu’il soit moins seul
Dans ce définitif silence où tout retombe…

Son cœur mort et le mien tiennent au même fil,
Il est ma longue nuit, ma ténébreuse aurore…
Mon cerveau défaillant même l’oubliât-il
Que mon sang et ma chair s’en souviendraient encore…


  La torche

Je vous aime, mon corps, qui fûtes son désir,
Son champ de jouissance et son jardin d’extase
Où se retrouve encor le goût de son plaisir
Comme un rare parfum dans un précieux vase.

Je vous aime, mes yeux, qui restiez éblouis
Dans l’émerveillement qu’il traînait à sa suite
Et qui gardez au fond de vous, comme en deux puits,
Le reflet persistant de sa beauté détruite.

Je vous aime, mes bras, qui mettiez à son cou
Le souple enlacement des languides tendresses.
Je vous aime, mes doigts experts, qui saviez où
Prodiguer mieux le lent frôlement des caresses.
 
Je vous aime, mon front, où bouillonne sans fin
Ma pensée à la sienne à jamais enchaînée
Et pour avoir saigné sous sa morsure, enfin,
Je vous aime surtout, ô ma bouche fanée.

Je vous aime, mon coeur, qui scandiez à grands coups
Le rythme exaspéré des amoureuses fièvres,
Et mes pieds nus noués aux siens et mes genoux
Rivés à ses genoux et ma peau sous ses lèvres…  

Je vous aime ma chair, qui faisiez à sa chair
Un tabernacle ardent de volupté parfaite
Et qui preniez de lui le meilleur, le plus cher,
Toujours rassasiée et jamais satisfaite.

Et je t’aime, ô mon âme avide, toi qui pars
– Nouvelle Isis – tentant la recherche éperdue
Des atomes dissous, des effluves épars
De son être où toi-même as soif d’être perdue.
  
Je suis le temple vide où tout culte a cessé
Sur l’inutile autel déserté par l’idole ;
Je suis le feu qui danse à l’âtre délaissé,
Le brasier qui n’échauffe rien, la torche folle…

Et ce besoin d’aimer qui n’a plus son emploi
Dans la mort, à présent retombe sur moi-même.
Et puisque, ô mon amour, vous êtes tout en moi
Résorbé, c’est bien vous que j’aime si je m’aime.

Pour Axel de Missie, 1923

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