MATRICES
(…)
Je crie dans la nuit
car tes mains sont lourdes
Je veux réveiller mes parents, les morts
Car ta langue fertile racle mes entrailles
()
Tu bois le miel de mon sexe déchiré
Avec les abeilles.
Joyce Mansour – Extraits de Matrices – Recueil “Spirales vagabondes et autres parallèles inédites en labyrinthe” – Nouvelles Editions Place
Tu aimes coucher dans notre lit défait
Nos sueurs anciennes ne te dégoûtent pas.
Nos draps salis par des rêves oubliés
Nos cris qui résonnent dans la chambre sombre
Tout ceci exalte ton corps affamé.
Ton laid visage s’illumine enfin
Car nos désirs d’hier sont tes rêves de demain
“I want to sleep with you” by Joyce Mansour (1955)
I want to sleep with you side by side
Our hair intertwined
Our sexes joined
With your mouth for a pillow.
I want to sleep with you back to back
With no breath to part us
No words to distract us
No eyes to lie to us
With no clothes on.
To sleep with you breast to breast
Tense and sweating
Shining with a thousand quivers
Consumed by ecstatic mad inertia
Stretched out on your shadow
Hammered by your tongue
To die in a rabbit’s rotting teeth
Happy.
from Surrealist Love Poems edited by Mary Ann Caws, published by the University of Chicago Press. ©2002 by Tate Publishing.
La nuit je suis le vagabond dans le pays du cerveau
Étiré sur la lune en béton
Mon âme respire domptée par le vent
Et par la grande musique des demi-fous
Qui mâchent des pailles en métal lunaire
Et qui volent et qui volent et qui tombent sur ma tête
A corps perdu
Je danse la danse de la vacuité
Je danse sur la neige blanche de mégalomanie
Tandis que toi derrière ta fenêtre sucrée de rage
Tu souilles ton lit de rêves en m’attendant
Déchirures, Éditions de Minuit, 1955.
Donnez-moi un morceau de charbon
J’en ferai un aveugle
Donnez-moi un crâne épars sur le parquet
J’en ferai une descente aux flambeaux
Dans la fosse des passions durables
Donnez-moi un château mammaire
Je plongerai tête-bêche riant au suicide
Donnez-moi un grain de poussière
J’en ferai une montagne de haine
Chancelante et grave un arcane
Pour vous enterrer
Donnez-moi une langue de haute laine
J’enseignerai aux seigneurs
Comment briser leurs dieux de craie
Leurs pénis édentés
Aux pieds du grand corbeau blanc
Pourcoâ ?
Je veux partir
Je veux partir sans malle pour le ciel
Mon dégoût m’étouffe car ma langue est pure
Je veux partir loin des femmes aux mains grasses
Qui caressent mes seins nus
Et qui crachent leur urine
Dans ma soupe
Je veux partir sans bruit dans la nuit
Je vais hiberner dans les brumes de l’oubli
Coiffée par un rat
Giflée par le vent
Essayant de croire aux mensonges de mon amant.
Rapaces (1960)
Nous vivions…
Nous vivions englués au plafond
Suffoqués par les vapeurs rances exhalés de la vie quotidienne
Nous vivions rivés aux plus basses profondeurs de la nuit
Nos peaux séchées par la fumée des passions
Nous tournions autour de pôle lucide de l’insomnie
Jumelés par l’angoisse séparés par l’extase
Vivant notre mort dans le goulot de la tombe
Rapaces (1960)
Invitez-moi à passer la nuit dans votre bouche
Racontez-moi la jeunesse des rivières
Pressez ma langue contre votre œil de verre
Donnez-moi votre jambe comme nourrice
Et puis dormons frère de mon frère
Car nos baisers meurent plus vite que la nuit.
Déchirures 1965 Éditions de Minuit
Laisse-moi t’aimer.
J’aime le goût de ton sang épais
Je le garde longtemps dans ma bouche sans dents.
Son ardeur me brûle la gorge.
J’aime ta sueur.
J’aime caresser tes aisselles
Ruisselantes de joie.
Laisse-moi t’aimer
Laisse-moi sécher tes yeux fermés
Laisse-moi les percer avec ma langue pointue
Et remplir leur creux de ma salive triomphante.
Laisse-moi t’aveugler.
(Cris, 1953)
Je ne veux plus
Je ne veux plus de votre visage de sage
Qui me sourit à travers les voiles vides de l’enfance
Je ne veux plus des mains raides de la mort
Qui me traînent par les pieds dans les brumes de l’espace
Je ne veux plus des yeux mous qui m’enlacent
Des cratères qui crachent leurs spermes froids de fantômes
Dans mon oreille
Je ne veux plus entendre les voix chuchotantes des chimères
Je ne veux plus blasphémer toutes les nuits de pleine lune
Prenez-moi comme otage comme cierge comme breuvage
Je ne veux plus maquiller votre vérité
Je ferais le grand écart pour vous impressionner
Seigneur.
Déchirures, 1955.
C’était hier.
Le premier poète urinait son amour
Son sexe en deuil chantait bruyamment
Les chansons gutturales
Des montagnes
Le premier dieu debout sur son halo
Annonçait sa venue sur la terre évanouie
C’était demain.
Mais les hommes à tête de chat
Mangeaient leurs yeux brouillés
Sans remarquer leurs églises qui brûlaient
Sans sauver leur âme qui fuyait
Sans saluer leurs dieux qui mouraient
C’était la guerre.
Déchirures (1955)
Vois, je suis dégoûté des hommes.
Leurs prières, leurs toisons,
Leur foi, leurs façons,
J’en ai assez de leurs vertus surabondantes,
Court-vêtues
J’en ai assez de leurs carcasses.
Bénis-moi folle lumière qui éclaire les monts célestes
J’aspire à redevenir vide comme l’œil paisible
De l’insomnie.
J’aspire à redevenir astre.
« le surréalisme, même 2 » printemps 1957
J’écrirai avec deux mains
Le jour que je me tairai.
J’avancerai les genoux raides
La poitrine pleine de seins
Malade de silence rentré.
Je crierai à plein ventre
Le jour que je mourrai
Pour ne pas me renverser quand tes mains me devineront
Nue dans la terre brûlante.
Je m’étranglerai à deux mains
Quand ton ombre me léchera
Écartelée dans ma tombe où brillent des champignons.
Je me prendrai à deux mains
Pour ne pas m’égoutter dans le silence de la grotte.
Pour ne pas être esclave de mon amour démesuré,
Et mon âme s’apaisera
Nue dans mon corps plaisant.
« le surréalisme, même 2 » printemps 1957
Herbes
Lèvres acides et luxurieuses
Lèvres aux fadeurs de cire
Lobes boudeurs moiteurs sulfureuses
Rongeurs rimeurs plaies coussins rires
Je rince mon épiderme dans ces puits capitonnés
Je prête mes échancrures aux morsures et aux mimes
La mort se découvre quand tombent les mâchoires
La minuterie de l’amour est en dérangement
Seul un baiser peut m’empêcher de vivre
Seul ton pénis peut empêcher mon départ
Loin des fentes closes et des fermetures à glissière
Loin des frémissements de l’ovaire
La mort parle un tout autre langage
Cris
Oublie-moi
Que mes entrailles respirent l’air frais de ton absence
Que mes jambes puissent marcher sans chercher ton ombre
Que ma vue devienne vision
Que ma vie reprenne haleine
Oublie-moi mon Dieu que je souvienne.
Cris
Je veux me montrer nue à tes yeux chantants.
Je veux que tu me voies criant de plaisir.
Que mes membres pliés sous un poids trop lourd
Te poussent à des actes impies.
Que les cheveux lisses de ma tête offerte
S’accrochent à tes ongles courbés de fureur.
Que tu te tiennes debout aveugle et croyant
Regardant de haut mon corps déplumé.
Cris
L’appel amer d’un sanglot
Venez femmes aux seins fébriles
Écouter en silence le cri de la vipère
Et sonder avec moi le bas brouillard roux
Qui enfle soudain la voix de l’ami
La rivière est fraîche autour de son corps
Sa chemise flotte blanche comme la fin d’un discours
Dans l’air substantiel avare de coquillages
Inclinez-vous filles intempestives
Abandonnez vos pensées à capuchon
Vos sottes mouillures vos bottines rapides
Un remous s’est produit dans la végétation
Et l’homme s’est noyé dans la liqueur
Carré Blanc (1965)
J’ai volé l’oiseau jaune
Qui vit dans le sexe du diable
Il m’apprendra comment séduire
Les hommes, les cerfs, les anges aux ailes doubles,
Il ôtera ma soif, mes vêtements, mes illusions,
Il dormira,
Mais moi, mon sommeil court sur les toits
Murmurant, gesticulant, faisant l’amour violemment,
Avec des chats.
Quel phallus
Quel phallus sonnera le glas
Le jour où je dormirai sous un couvercle de plomb
Fondue dans ma peur
Comme l’olive dans le bocal
Il fera froid métallique et laid
Je ne ferai plus l’amour dans une baignoire émaillée
Je ne ferai plus l’amour entre parenthèses
Ni entre les lèvres javanaises d’un gazon de printemps
J’exsuderai la mort comme une moiteur amoureuse
Cernée assaillie par des visions d’octobre
Je me blottirai dans la boue
Faire signe au machiniste (1976),
Oui j’ai des droits sur toi
Je t’ai vue égorger le coq
Je t’ai vue laver tes cheveux dans l’eau souillée des égouts
Je t’ai vue soûle de la riche odeur des abattoirs
La bouche emplie de viande
Les yeux pleins de rêves
Marcher sous le regard des hommes épuisés.
Cris
Bibliographie
Mansour
Histoires nocives Gallimard, » L’imaginaire »
Prose & poésie, Œuvre complète, éd. Actes Sud, 1991.
Dont les recueils suivants :
Cris, 1953
Déchirures, 1955
Rapaces, 1960
Carré blanc, 1965
Les Damnations, illustrations de Matta, 1967
Astres et désastres, poèmes en anglais et en français, illustrations de Pierre Alechinsky, 1969
Phallus et momies, 1969
Anvil Flowers, 1970
Prédelle Alechinsky à la ligne, 1973
Pandemonium, 1976
Faire signe au machiniste, 1977
Sens interdits, 1979
Le Grand Jamais, 1981
Jasmin d’hiver, 1982
Flammes immobiles, 1985
Trous noirs, recueil posthume, 1986
Prose
Les Gisants satisfaits, 1958
Jules César, 1958
Le Bleu des fonds – théâtre, 1968
Ça, 1970
Biographie de Marie-Laure Missir, Joyce Mansour, une étrange demoiselle, publiée par Jean-Michel Place 2005